Réforme de l’assurance-chômage en France: la violence sociale par décret
«Nous sommes comme des géographes face à des gens qui pensent que la terre est plate», commentait un syndicaliste à la sortie d’une réunion de concertation sur la réforme de l’assurance-chômage. Il avait raison: ce projet montre que la bourgeoisie vit sur une autre planète.
Pour bien comprendre cette réforme, il faut d’abord rappeler brièvement l’organisation du système d’assurance-chômage en France. Il est géré par deux institutions: l’Unédic et Pôle emploi. L’Unédic collecte les cotisations versées par les entreprises en fonction de leur masse salariale et détermine les règles de calcul des indemnités. Les demandeurs d’emploi s’inscrivent auprès de Pôle emploi, qui est chargé de calculer et verser les indemnités des chômeurs, de les accompagner dans leur recherche d’emploi et de contrôler la réalité de cette démarche.
L’Unédic a été créé en 1958 sur une base paritaire. Son conseil d’administration est donc composé des cinq représentants des confédérations syndicales de travailleurs (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT et CGT-FO) et de cinq représentants du patronat (dont trois pour le Medef). La plupart des conventions signées au fil du temps résultaient d’un accord de fait entre la partie patronale et la CFDT. Or, les choses ont changé en 2018: les représentants des syndicats et du patronat ont reçu du gouvernement un cahier des charges très strict qui fixait notamment des objectifs de réduction des dépenses. Pour la première fois depuis longtemps (les précédents remontent à 1979 et 1984) aucun accord n’a été trouvé, de sorte que les nouvelles modalités de l’assurance-chômage ont été fixées par un décret en date du 26 juillet 2019.
L’application de la réforme a été reportée en raison de la pandémie et vient d’être remise à l’ordre du jour par la ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, Elisabeth Borne. Elle vient de déclarer, dans un registre de novlangue très orwellienne: «Je suis une femme de gauche. La justice sociale et l’égalité des chances sont les combats de ma vie. Et c’est en Emmanuel Macron que j’ai trouvé leur meilleur défenseur [1]». L’examen de sa longue carrière permet d’en douter mais surtout d’illustrer le double langage de ce gouvernement et la dégénérescence d’une certaine «gauche» ralliée depuis longtemps au néo-libéralisme. Elisabeth Borne a en effet alterné entre postes de responsabilité dans le secteur public et cabinets ministériels sous François Hollande, avant d’être nommée ministre par Emmanuel Macron. Son action a été principalement orientée vers le démantèlement des services publics: SNCF, RATP (les transports parisiens) ou EDF. C’est elle qui a négocié des contrats juteux avec les sociétés de concession d’autoroutes, après avoir été directrice des concessions de l’une d’entre elles (Eiffage) puis s’est opposée, en tant que ministre des Transports, à leur renégociation.
La violence de la réforme
Le système français est d’une très grande complexité. Il suffit de consulter la documentation de l’Unédic pour comprendre qu’il est plus facile d’établir la feuille de paie d’un salarié que le montant de l’allocation d’un chômeur. Le diable est donc dans les détails.
Le premier volet de la réforme consiste à modifier le mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR) qui détermine le montant des allocations. Jusque-là, ce calcul était fondé sur le salaire annuel perçu par un salarié lors de ses périodes d’emploi: on divisait les rémunérations perçues les douze derniers mois par le nombre de jours travaillés sur cette période. Le nouveau calcul consiste à prendre en compte les rémunérations perçues sur deux ans – et non plus un an – et à les diviser par le nombre de jours travaillés auquel on ajoute désormais les jours chômés. Le résultat est «mathématique: en comptabilisant les périodes non travaillées – et en remontant plus loin dans le passé professionnel – la moyenne s’effondre. Le SJR est plus bas. Et avec lui, les allocations-chômage [2]».
Dans sa version initiale, le projet prévoyait même de prendre en compte l’intégralité des périodes non travaillées, ce qui aurait conduit à diviser par quatre les allocations dans les cas les plus défavorables. Le Conseil d’État a censuré cette clause par une décision du 25 novembre 2020, constatant que le montant du salaire journalier de référence pourrait «varier du simple au quadruple en fonction de la répartition des périodes d’emploi au cours de la période de référence», ce qui entraînerait «une différence de traitement manifestement disproportionnée au regard du motif d’intérêt général poursuivi». Dans sa version actuelle la baisse ne pourra pas dépasser 43%.
La cible visée par cette mesure est la pratique imputée à certains salariés consistant à alterner contrats courts –leur permettant de «recharger» leurs droits – et périodes de chômage indemnisés. Le patronat et ses économistes affiliés [3] dénonçaient depuis longtemps le «scandale de l’optimisation des chômeurs». Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, avait même déclaré, lors d’un débat parlementaire, que l’on peut «rester indéfiniment au chômage en travaillant un jour sur deux [4]» et finalement gagner plus en étant chômeur qu’en travaillant. Outre le fait que ce constat est mensonger [5], le véritable scandale est que cette pratique est le plus souvent mise en place à l’initiative de l’employeur qui y voit l’instrument d’une gestion fine de ses effectifs.
La deuxième modalité de la réforme porte sur les conditions à remplir pour avoir droit à une indemnisation. Jusque-là, il fallait avoir cotisé 4 mois au cours des 28 derniers mois. Avec la réforme il faudra avoir cotisé plus longtemps (6 mois) et sur une période plus courte (24 mois). Le gouvernement fait valoir qu’en contrepartie les chômeurs seront indemnisés plus longtemps. Cependant les auteurs d’une remarquable étude sur l’histoire de l’assurance-chômage depuis 60 ans observent à l’aide d’un simulateur que «cette meilleure couverture dans la durée est très loin de compenser l’effondrement des montants perçus, contrairement à ce que le gouvernement avançait [6]». Ils en viennent à se demander si l’assurance chômage est «encore une assurance chômage pour les salariés à l’emploi discontinu». On voit qu’en dépit de leur caractère apparemment secondaire l’impact sera particulièrement violent dans la période actuelle où ce sont justement les précaires qui ont été le plus exposés à la privation d’emploi.
Le troisième volet de la réforme introduit la dégressivité des indemnités des chômeurs qui avaient les salaires les plus élevés: elles devraient baisser de 30% au bout du 7e mois. Mais cette mesure a été suspendue pour l’instant. Avant d’aborder les effets délétères de la réforme, on ne résiste pas à la tentation d’évoquer le lapsus de Muriel Pénicaud, la ministre du Travail à l’époque du projet initial. Lors de sa présentation, le 18 juin 2019, elle avait parlé de réforme «contre le chômage et pour la précarité», avant de se reprendre [7].
La sinistre équation de la réforme
Une étude d’impact de la version initiale de la réforme a été menée par l’Unédic [8]. Elle estime à 2,24 millions le nombre d’entrants à l’assurance-chômage durant la première année de la réforme. 37% d’entre eux, soit 840 000 allocataires seraient impactés. Les baisses d’allocation liées à la réforme iraient de 7% à 50% selon la trajectoire passée de l’allocataire (son «rythme de travail»), la perte moyenne étant évaluée à 24%.
Cette réforme est d’autant plus pernicieuse qu’elle intervient dans un contexte de crise et de pertes d’emplois. Le graphique ci-dessous, tiré de l’étude déjà citée de l’Unédic, donne l’évolution du chômage indemnisé liée aux destructions d’emploi (en milliers). Jusqu’en mars 2021, la courbe reproduit les différentes phases de mesures sanitaires: une pointe en avril correspondant au premier confinement, suivie d’une baisse puis d’une nouvelle progression avec le second confinement. Mais, bizarrement, la courbe se mettrait à redescendre régulièrement à partir de mars 2021, et on peut légitimement s’interroger sur la fiabilité de telles prévisions.
On retrouve le même profil du côté du nombre de chômeurs indemnisés, comme l’illustre le graphique suivant. Jusqu’au déclenchement de la pandémie, il fluctue entre 2,7 et 2,8 millions. Le premier confinement le fait bondir à près de 3,5 millions, puis on retrouve la même montée à partir de l’automne jusqu’à un niveau presque équivalent à cette pointe observée en avril. Mais là encore, on peut s’interroger sur l’optimisme des prévisions: selon l’Unédic, le nombre de chômeurs indemnisés baisserait de 700 000 entre mars et décembre 2021.
Le choc de la pandémie a évidemment conduit à un déficit aggravé de l’Unédic: ses recettes ont baissé avec la masse salariale sur laquelle elles sont calculées et avec le moratoire sur les cotisations des entreprises les plus en difficulté. Quant aux dépenses, elles ont évidemment augmenté avec le nombre de personnes indemnisées, mais aussi parce que l’allocation d’activité partielle versée aux employeurs (autrement dit la prise en charge des salariés en chômage partiel) est à la charge, pour un tiers, de l’assurance chômage
Les dépenses devraient atteindre 38,4 milliards d’euros en 2021, mais la réforme devrait permettre d’économiser un milliard. Autrement dit, on va réduire de moins de 3% les dépenses de l’assurance-chômage grâce à une réforme qui va dégrader la situation de 37% des chômeurs. Telle est, en fin de compte, la sinistre équation de cette réforme.
Un front syndical uni
La pandémie avait conduit le gouvernement à reporter la réforme mais il s’obstine aujourd’hui pour la mettre en œuvre. Pour une fois, l’unité du front syndical est sans faille, et son opposition est catégorique. Pour le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, cette réforme est «injuste, incohérente, déséquilibrée, anachronique, et donc elle n’a pas lieu d’être [9]» et il envisage un nouveau recours devant le Conseil d’Etat, avec des arguments forts: «Elle est injuste parce qu’elle tape sur les chômeurs les plus précaires qui sont déjà des grandes victimes de la crise que nous traversons. Elle est anachronique parce que est-ce que c’est le moment de faire une réforme qui fera des économies sur le dos des chômeurs alors qu’on ne sait pas quelle sera la situation du chômage en juillet?»
François Hommeril, le dirigeant de la CFE-CGC cité en exergue de cet article est encore plus direct: «On a un gouvernement qui considère qu’avec un bon coup de pied au cul, c’est-à-dire en baissant leurs allocations, les chômeurs iront travailler. C’est totalement faux! Les organisations syndicales l’ont toutes dit et répété à la ministre, en des termes plus choisis [10]».
Le projet néo-libéral en marche
Le sens commun des syndicalistes s’oppose frontalement à une logique néo-libérale que l’on peut résumer de manière très ramassée: une indemnisation «trop généreuse» du chômage encourage les chômeurs à s’éterniser dans leur statut d’assisté et cela coûte un «pognon de dingue», pour reprendre une expression du président Macron qui valait pour l’ensemble de la protection sociale [11].
Pour remédier à cette situation, la feuille de route est claire: il faut, en même temps, stigmatiser les chômeurs, les «activer», les contrôler et dégrader leur situation. Les politiques dites d’«activation» du marché du travail consistent à pousser les chômeurs à reprendre un emploi, même dégradé par rapport à leur situation antérieure, quitte à compléter le salaire par d’autres dispositifs. Cette philosophie a été bien résumée par les auteurs de l’étude déjà citée sur l’histoire de l’assurance-chômage: «l’idée sous-jacente est qu’un “petit” emploi (durée de contrat courte, salaire faible, etc.) vaut mieux que pas d’emploi du tout et que tout petit emploi est un “tremplin” vers un meilleur emploi».
Le moyen le plus simple est de compliquer à outrance les formalités d’inscription des chômeurs et le mode de calcul de leurs indemnités. On peut ensuite accroître les contrôles de manière à pouvoir sanctionner les fautifs, voire à les priver de leurs droits en les radiant: cette méthode s’est largement développée en France. On peut aussi, comme c’est le cas avec la réforme actuelle, jouer sur d’autres paramètres: raccourcir la durée d’indemnisation, diminuer le niveau des allocations ou les faire baisser dans le temps (dégressivité).
Tous ces procédés n’auraient de sens que si la majorité des chômeurs étaient des tricheurs profitant du système. Or, ce n’est pas le cas. Ainsi la fraude aux allocations si souvent dénoncée a été évaluée par la Délégation nationale à la lutte contre la fraude à 178,1 millions d’euros en 2016, un poids négligeable par rapport aux 33 milliards d’allocations versées cette année [12]. Même chose pour la recherche d’emploi: une étude de Pôle emploi a montré que 86% des inscrits remplissent bien leurs obligations de recherche d’emploi. Et sur les 14% qui ont été finalement été radiés, plus de la moitié relevait du régime de solidarité ou ne touchait plus rien [13].
Beaucoup d’études réfutent la thèse officielle [14]. L’une des plus détaillées est sans doute celle qui porte sur la Suisse [15] parce qu’elle met en lumière le véritable objectif du contrôle des chômeurs: les contraindre à accepter un emploi dégradé par rapport à leur situation antérieure. Certes, constatent les auteurs, «l’activation des chômeurs grâce à l’introduction d’un système de sanctions peut être un moyen relativement peu coûteux et efficace pour ramener les chômeurs au travail plus rapidement». Mais «les demandeurs d’emploi exposés à une sanction ont tendance à réduire leurs exigences quant à la qualité de l’emploi» et sont amenés à accepter des emplois de moindre qualité du point de vue «de la durée d’emploi et du salaire».
Enfin, la logique néo-libérale de reprise de l’emploi à tout prix oublie qu’en poussant une partie des chômeurs à accepter un emploi qui ne correspond pas à leurs compétences, on ne fait finalement que priver d’autres chômeurs moins qualifiés de ces emplois, «dans un triste jeu de chaises musicales [16]».
Une longue dégradation
Il y avait 6,1 millions d’inscrits à Pôle emploi à la fin de 2019 mais seuls 3,7 millions étaient «indemnisables», et seulement 2,7 millions étaient effectivement indemnisés par Pôle emploi [17]. Ces écarts s’expliquent par toute une série de raisons: revenus d’activité réduite non cumulables, différé d’indemnisation, délai d’attente, sanction, prise en charge par la Sécurité sociale. A cette même date l’allocation moyenne était de 1231 euros brut (avant impôts et autres prélèvements) par mois, pour un salaire antérieur moyen de 2135 euros. La moitié des personnes indemnisées recevait moins de 1077 euros, et un quart moins de 912 euros [18].
Aux chômeurs indemnisés par Pôle emploi, il faut ajouter ceux qui le sont sous forme d’allocations de l’Etat. La principale est l’ASS (allocation de solidarité spécifique) destinée aux chômeurs qui ont épuisé leurs droits. Son niveau est très faible (16,74 euros par jour), mais faut-il encore avoir exercé une activité salariée d’au moins cinq ans dans les dix dernières années. Au total, la part des inscrits à Pôle emplois qui sont indemnisés baisse constamment: elle était de 62% en 2010 et n’était plus que de 56% avant la pandémie, qui l’a évidemment fait remonter, comme le montre le graphique ci-dessous.
Vers une budgétisation de l’assurance-chômage
Derrière la réforme, il y a un projet plus large qui vise à se débarrasser du paritarisme et de la logique assurantielle et à réinsérer l’indemnisation du chômage dans les finances publiques. La gestion paritaire était justifiée par le fait que les ressources du système consistaient exclusivement en cotisations proportionnelles à la masse salariale, et il était donc logique que leur gestion soit le résultat d’une négociation entre patronat et syndicats.
Il faut préciser ici que le système de protection sociale français établit une distinction –en partie artificielle – entre les cotisations sociales des employeurs et celles des salariés. Or, les cotisations chômage des salariés ont été supprimées en 2018 et remplacées par une partie du produit de la CSG (Contribution sociale généralisée) qui est une taxe établie sur l’ensemble des revenus. Cette nouvelle source de financement représente dorénavant un tiers des ressources de l’Unédic, qui ne proviennent donc plus exclusivement des cotisations. C’est une modification importante, puisque, au moins formellement, les salariés ne contribuent plus au financement.
Mais ce n’est sans doute qu’un premier pas. Parallèlement aux concertations sur la réforme, trois économistes viennent – opportunément – de lancer un ballon d’essai [19]. Leur note souligne à raison un défaut du système, à savoir que ses recettes baissent quand la conjoncture est mauvaise, au moment même où le nombre de chômeurs tend à augmenter. On pourrait imaginer différents moyens de mieux moduler les recettes en fonction de la conjoncture, mais les auteurs ont en tête un objectif beaucoup plus radical. Il est ni plus ni moins d’intégrer l’ensemble de l’assurance-chômage au budget de la Sécurité sociale (ce que préconise aussi la Cour des comptes), de manière à «mieux maîtriser l’évolution de la dépense publique dans son ensemble».
L’enjeu de cette réforme est au fond de contribuer au passage d’une logique assurantielle à une logique d’assistance. Cet objectif était déjà clairement revendiqué par Macron durant sa campagne présidentielle quand il déclarait vouloir sortir d’un «système assurantiel où chacun se dit: j’ai cotisé, j’ai droit à être indemnisé [20]». La porte est alors ouverte à une indemnisation du chômage déconnectée des cotisations et indexée sur les seules contraintes budgétaires. (8 mars 2021)
Sources : http://alencontre.org/europe/france/reforme-de-lassurance-chomage-en-france-la-violence-sociale-par-decret.html