SOUFFRANCE AU TRAVAIL. LA BOMBE DU MALAISE SOCIAL À L’AFPA
Alors qu’un formateur s’est suicidé à Rillieux-la-Pape, les syndicats dénoncent les conséquences délétères du plan social balayant 1 541 emplois au sein d’un service public de la formation professionnelle déjà fragilisé.
«Afpa, mon bon plan pour l’emploi ! » Un slogan qui ne semble pas s’appliquer à ses salariés. Avec 1 541 suppressions d’emplois sur 6 483 et la disparition de 38 centres entre 2019 et 2020, le service public de la formation professionnelle s’apprête à subir un tsunami social. C’est dans ce contexte troublé que le 11 janvier dernier, Christophe, 50 ans, formateur en froid industriel au centre de Rillieux-la-Pape (Rhône), s’est suicidé à son domicile, laissant une femme et trois enfants. Décrit comme enthousiaste et très professionnel par ses collègues, cet ancien militaire avait mal vécu l’annonce de la fermeture de la structure en octobre 2018. Sur les 29 CDI, 17 postes seraient détruits. « Nous avons tous pris une enclume sur la tête », résume Mariette Martinez, déléguée du personnel CGT.
«Il dépérissait, lui qui était devenu formateur par vocation »
Une situation insupportable pour cet employé attaché à la transmission des savoirs et aux valeurs de l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) depuis dix-huit ans. Si son activité devait être transférée sur le site voisin de Saint-Priest, il doutait de sa faisabilité. « Il pensait qu’on voulait l’achever alors que la filière froid industriel marchait du tonnerre de Dieu, précise Gilbert Voisin, élu CGT au CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), Christophe, c’était un fort qui se donnait à 200 %. Mais il disait “des plans sociaux, il y en aura d’autres”. Il n’y croyait plus. » À son ami de longue date, Jean-Paul, il parlait de ses conditions de travail « désastreuses ». « Christophe n’arrivait pas à dispenser ses formations comme il le souhaitait. Il manquait de matériel et de moyens depuis des années. Ses machines fuyaient, il savait que c’était dangereux. Le plan social a été la goutte d’eau. » Conscience professionnelle chevillée au corps, il se retrouve face à des missions ingérables. « On lui demandait d’organiser lui-même le déménagement de ses machines alors qu’il savait qu’il n’y avait pas de place suffisante pour les installer à Saint-Priest. On lui ordonnait aussi de constituer un nouveau matériel pour Rillieux-la-Pape. Il ne voyait pas comment réussir à tout faire. » Le quinquagénaire commence à sombrer. Le 10 décembre, reçu en entretien par son directeur, Christophe lui annonce qu’il a tout prévu pour se pendre dans l’atelier. Le responsable ne peut que constater « qu’il ne dort pas, broie des idées noires, a beaucoup maigri, se sent inutile, n’arrive pas à se projeter dans le plan de transformation, il a des pensées suicidaires ». Mariette Martinez se souvient l’avoir vu arriver « inquiet aux réunions organisées avec le personnel. Il a commencé à douter de ce qu’il valait, de ses capacités ». Le formateur est ensuite arrêté et convoqué par la médecine du travail. La direction lui conseille d’appeler le numéro vert Psya (service d’accompagnement psychologique). Mais Christophe ne remettra plus jamais les pieds au centre. Dans une lettre laissée à sa famille, il explique son geste par sa souffrance au travail. Son frère se dit « très en colère ». « C’est certain que son décès a un lien avec son milieu professionnel. Il dépérissait, lui qui était devenu formateur par vocation. »
« Depuis dix ans, on se sacrifie. On travaille en mode dégradé »
Depuis l’ouverture du marché de la formation à la concurrence en 2009 et l’obligation de répondre à des appels d’offres, le centre de Rillieux, comme d’autres en France, avait perdu de l’activité. Au fil des ans, les postes de formateur en CDI ont aussi été grignotés pas les CDD. « On nous retire de nos métiers pour nous mettre sur des dispositifs macronistes comme la prépa investissement compétence (PIC, à destination des demandeurs d’emploi peu qualifiés). Je me retrouve à faire du soutien en maths et en français alors que je suis formateur pour les aides à la personne », souligne Gilbert Voisin. À la longue, les corps et les esprits sont usés. Les derniers rapports du médecin du travail font état de risques psychosociaux (RPS) sur le site. Sans compter que le directeur du centre est en arrêt maladie et la manageuse de formation a été déclarée inapte. Mariette Martinez est éreintée : « Depuis dix ans, on se sacrifie pour éviter un plan social. On travaille en mode dégradé. Dans ces conditions, il faut être costaud pour faire face aux demandeurs d’emploi tous les jours. » Si la direction a diligenté une expertise suite au décès de Christophe, elle refuse le déclenchement d’une enquête dans le cadre d’une procédure de danger grave et imminent. Tout comme elle rejette le classement de ce suicide comme accident du travail. Les élus du comité central d’entreprise (CCE) n’ont pas manqué de pointer du doigt cette attitude : « Nous voulons rappeler que persister à ne pas appliquer la jurisprudence en exigeant l’exclusivité du lien avec le travail, contester le temps et le lieu du suicide, attribuer le suicide à des causes personnelles, tout cela relève d’une organisation voulue et assumée du déni des risques professionnels. » Selon la CGT, les mesures mises en place suite au décès brutal de leur collègue, à savoir un renforcement de la cellule d’écoute ou encore la remontée de fiches d’alerte de risques psychosociaux, demeurent « de la poudre aux yeux ». Avec la marchandisation de la formation professionnelle, le destin de l’organisme né du Conseil national de la Résistance et de ses salariés, accumulant 700 millions d’euros de perte depuis 2012, s’apparente à une lente descente aux enfers. Après avoir subi quatre réorganisations laissant des personnels essorés, ce plan social massif intervient sur un terreau explosif. Lors d’une réunion extraordinaire le 16 janvier dernier, les élus du CCE ont donc exigé des chiffres précis sur les suicides à l’Afpa. La direction a alors listé sept tentatives entre 2016 et 2018. Et sept suicides depuis 2012 et 2019 en incluant le drame de Rillieux-la-Pape. Les syndicats ont de leur côté recensé un nombre de cas supérieur.
Un flou mêlant licenciements et évolutions hasardeuses
Parmi eux, un cuisinier en CDD renouvelable depuis sept ans avait essayé de mettre fin à ses jours fin 2016. Selon les élus du personnel, l’homme s’était vu refuser un CDI et ne s’en était pas relevé. En 2017, c’est une responsable d’affaires de la filiale entreprise qui s’ôtait la vie. Son ballottage de poste en poste aurait aggravé son état de santé très fragile selon les élus. Ce malaise social viral est confirmé par l’expertise du cabinet Progexa, que s’est procurée l’Humanité. Réalisée dans le cadre de la procédure de PSE, elle enfonce le clou : « L’entreprise présente un niveau de risque et de gravité important avec l’expression de nombreux troubles dont les troubles psychosociaux aggravés (phase III) (…) apparus depuis plusieurs années. » Alors que ce plan social pourrait supprimer jusqu’à 2 000 postes dans le pays, en cas de non-reclassement interne et non-modification des postes, 52 % des salariés sont déjà en situation de « job strain » (stress au travail.) À titre de comparaison, le chiffre moyen est de 23,2 % selon l’étude de la population salariée menée par la Dares. Depuis l’annonce des coupes claires en octobre dernier, ce flou mêlant licenciements, évolutions hasardeuses des métiers ou possibles non-renouvellements des contrats à durée déterminée fait grimper la tension partout. Et semble n’épargner aucun échelon hiérarchique.
« En Lorraine, la filière soudure va disparaître, tout un savoir-faire »
À Angers, le site conservera seulement 6 postes sur les 50. « Le directeur était en arrêt maladie avant les vacances de Noël. J’ai rédigé une fiche d’alerte que j’ai transmise à la direction régionale, personne n’a rien fait », raconte Loïc Chotard, élu CFDT, qui voit son poste de formateur en informatique supprimé. L’attachement viscéral des salariés à cet établissement à caractère public industriel et commercial (Epic) qui promeut une formation qualifiante accessible à tous mais aussi une forme de compagnonnage des métiers rend la situation d’autant plus douloureuse. « En Lorraine, c’est toute la filière soudure qui va disparaître, tout un savoir-faire », déplore François Denet, élu CFDT à Metz (Moselle). Non loin de là, à Laxou (Meurthe-et-Moselle), 16 emplois sont sur la sellette. Une réorganisation du centre et une transformation des postes se profilent également. « Il y a eu une recrudescence des visites à la médecine du travail. Mais on entend de la part des directions que si les gens ne sont pas bien, c’est qu’ils ont des problèmes personnels », s’indigne Lydia Yung, élue CGT sur place. Malgré tous les indicateurs au rouge, fait incroyable, la direction de l’Afpa n’a pas évalué toutes les conséquences de ce plan massif. Selon les élus de l’instance de coordination (IC) des CHSCT, « seule une méthode de travail a été présentée, aucune analyse des risques prenant en compte la réalité du travail et les impacts de la charge de travail actuelle et future ne nous a été présentée ». Pour Dominique Bilcocq, secrétaire CGT de l’ICCSCHT, « ce qui s’est passé à Rillieux est symptomatique. Tous les salariés ont une haute idée du service public, mais la direction les considère comme des charges, ils sont déshumanisés. Sur les 500 postes de formateurs qui passeront à la trappe, nous n’avons aucune étude d’impact ! ».
Face à ce constat alarmant, l’ICCHSCT n’a pas rendu d’avis sur le plan social et a attaqué l’entreprise en référé au tribunal de grande instance de Bobigny pour non-respect de l’obligation de santé et de sécurité au travail.
La CGT Afpa en appelle à la responsabilité de l’État
Les conclusions de Progexa sont également sans appel : « Une situation de faillite opérationnelle n’est pas à exclure. Il convient de reprendre le projet (de restructuration), en plaçant la construction d’un rapport de confiance au centre comme fondement de la nouvelle organisation. » Quant à Yann Chérec, secrétaire général de la CGT Afpa, il en appelle à la responsabilité de l’État, commanditaire de cette classe sociale : « Que veut-il pour son établissement public ? On ne peut pas continuer à aller dans le mur. » Contactée par l’Humanité, la direction de l’Afpa n’a pas souhaité faire de commentaires, mais nous a adressé ce communiqué daté du 17 janvier (voir encadré ci-dessus). Après l’enterrement, la veuve de Christophe avait, elle, envoyé ce mot à ses collègues : « Dommage (qu’il) n’ait pas pu voir de lumière dans son avenir professionnel. »
source : https://www.humanite.fr/souffrance-au-travail-la-bombe-du-malaise-social-lafpa-668975