Les créations d’emploi, angle mort de la semaine de quatre jours
Si les 35 heures ont permis de créer des emplois, la semaine de quatre jours n’y parviendrait peut-être pas, car le dispositif vise davantage à occuper les emplois vacants qu’à partager le travail.
Et si la réduction du temps de travail permettait de faire d’une pierre deux coups ? D’un côté, plus de la moitié des Français préféreraient avoir davantage de temps libre plutôt que gagner plus d’argent, de l’autre, le taux de chômage reste élevé, atteignant 7,1 % dans l’Hexagone au premier trimestre 2023. La semaine de quatre jours pourrait-elle résoudre cette équation en partageant mieux le travail ?
Ce n’est pas ce qui ressort des expérimentations menées au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en Irlande par l’ONG 4 days week global. Dans le panel d’une centaine d’entreprises ayant fait le test de la semaine de quatre jours, la réduction du temps de travail hebdomadaire a été compensée par des gains de productivité horaire, des baisses de l’absentéisme et des turn-over. Les firmes n’ont donc pas eu besoin d’engager et ont même, pour certaines, eu moins recours aux intérimaires.
« Nuance tout de même, ces essais ont été menés parmi les entreprises qui étaient volontaires et qui avaient peut-être des poches de productivité, précise Eric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Si demain, toutes les entreprises passaient à la semaine de quatre jours, il y aurait sans doute des gains de productivité moins importants. »
Mettre l’entreprise au service de l’intérêt général
Il n’empêche. Pour que ce mode de réduction du temps de travail implique des créations d’emplois, il faudrait que la productivité baisse. Or, aujourd’hui, cela irait à l’encontre de l’ADN de la semaine de quatre jours telle qu’elle est pensée, à savoir « 100/80/100 » pour 100 % du salaire, 80 % du temps travaillé, 100 % de la productivité.
« Derrière les 100 % de productivité, il y a l’idée que les entreprises ne perdront pas d’argent, voire pour certaines, qu’elles en gagneront », résume Pierre Berastegui, ergonome, psychologue du travail et maître de conférences, également membre de l’institut syndical européen (ETUI). Son entretien complet sera à lire sur le site d’Alternatives Economiques samedi 22 juillet.
S’inspirer des 35 heures
Alors, comment imaginer un changement de modèle ? Via des incitations sonnantes et trébuchantes, répond Eric Heyer.
« Pour bénéficier d’aides financières, on peut imaginer un dispositif selon lequel les entreprises doivent respecter trois conditions : le maintien du salaire, la réduction du temps de travail (à quatre jours) et des embauches. »
Un procédé qui rappelle étrangement… le dispositif Robien. La loi de 1996 accordait des baisses de cotisations sociales pour les entreprises qui réduisaient le temps de travail, puis la loi Aubry I a introduit des allègements pour les entreprises passées à 35 heures.
« Pour les firmes, les sommes n’étaient donc pas énormes. Elles ont même pu déterminer à quel point elles pouvaient embaucher en fonction de l’aide qu’elles touchaient », poursuit l’économiste.
Et si le dispositif a convaincu beaucoup d’entre elles, c’est qu’il était loin d’être excessivement contraignant, une condition essentielle pour l’économiste :
« C’était malin. Robien ne définissait pas de manière trop rigide un nombre précis d’emplois à créer, par exemple. Au vu de la grande hétérogénéité des secteurs, cela a été plus simple à mettre en place. »
Les effets de cette politique continuent de faire débat : ses détracteurs défendent l’idée que les emplois ont été créés grâce à la baisse du coût du travail ; d’autres soulignent qu’en contrepartie, l’annualisation du temps de travail a considérablement réduit le nombre d’heures supplémentaires qu’effectuaient les salariés, alors perdants.
Mais d’après l’Insee, le passage aux 35 heures a permis 350 000 créations d’emplois nettes en France. Et « il n’y a jamais eu autant d’emplois créés par point de PIB supplémentaire qu’entre 1997 et 2001. Deux millions d’emplois salariés dans le secteur marchand ont été créés sur cette période, assurait dans nos colonnes Barbara Romagnan, rapporteuse de la commission d’évaluation de l’impact de la réduction du temps de travail (RTT) en 2015. Il n’y a jamais eu autant d’heures travaillées partagées par tous en France. »
De la logique du partage à celle du remplissage
Depuis, la philosophie a complètement changé.
« Les lois Robien et Aubry portaient une volonté de créer des emplois. Aujourd’hui, cette vision n’est plus du tout défendue, par la gauche notamment. L’idée qui prédomine est davantage celle de l’aménagement du temps de travail. La question de la création d’emplois s’est, en quelque sorte, évaporée », explique Philippe Askenazy, économiste du travail.
Désormais, le sujet de la semaine de quatre jours émerge davantage pour attirer la main-d’œuvre dans les secteurs où les postes sont vacants, comme la restauration, la distribution, les transports ou le soin. « En d’autres termes, on est passé d’un concept de partage du travail à un concept de remplissage. Une vision très managériale. »
Illustration parfaite de cet état d’esprit, le destockeur Action, en Belgique, a récemment signé un accord avec les syndicats pour que les salariés à temps partiel passent à la semaine de quatre jours. Le raisonnement étant qu’en concentrant le temps travaillé sur quatre jours, il serait possible, pour les salariés de la distribution, d’avoir un autre temps partiel le cinquième jour pour compléter leur rémunération et surtout répondre au manque de main-d’œuvre dans le secteur.
L’argument est repris jusqu’à l’échelle européenne. Fin mai, Nicolas Schmit, commissaire européen à l’Emploi et aux Droits sociaux envisageait ainsi la semaine de quatre jours comme une possible solution « au plus gros problème de l’UE, qui n’est pas tant le chômage, mais plutôt le fait que de nombreux secteurs cherchent désespérément des employés et ne peuvent les trouver parce que les gens ne veulent pas y travailler ou n’ont pas les bonnes compétences ».
Un outil pour la fin de carrière ?
Par ailleurs, au-delà de cette logique de remplissage, et dans un contexte d’allongement de la durée du travail, la semaine de quatre jours pourrait aussi être un moyen d’augmenter le taux d’emploi des seniors.
« En France, ce faible taux (56 % des 55-64 ans en 2021) est lié au fait que, globalement, la pénibilité, dans un certain nombre de métiers, est plus importante qu’ailleurs et que le management est catastrophique. De fait, quand on arrive à 58-60 ans, on ne veut plus travailler ou l’on ne peut souvent plus rester et l’entreprise est contente de se séparer de vous, détaille Eric Heyer. La semaine de quatre jours pourrait être une solution pour améliorer les conditions de travail en fin de carrière et augmenter le taux d’emploi de façon beaucoup plus douce qu’en augmentant l’âge de départ à la retraite. Cela pourrait aussi contrebalancer la sévérité et la dureté de la réforme de 2023. »
En attendant, que l’on soit pour ou contre la semaine de quatre jours, elle peut assurément être le moyen de remettre sur le devant de la scène des questions cruciales, notent les experts.
« Ne pas s’interroger sur l’organisation et les conditions de travail a finalement été l’un des écueils lors du passage aux 35 heures, se souvient Philippe Askenazy. On s’était focalisé sur les dimensions salariales et on a ensuite vu des mécaniques d’intensification du travail. »
Pour autant, il n’est pas certain que la semaine de quatre jours expérimentée de manière volontaire et à la carte soit un gage de réelle prise en compte du bien-être des travailleurs.
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/creations-demploi-angle-mort-de-semaine-de-quatre-jours/00107533