Temps de travail : la Suède en quête de bonne heure

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Moins d’arrêts maladie, plus d’efficacité, meilleure ambiance : une maison de retraite proche de Göteborg expérimente avec succès la semaine de 30 heures. Un exemple qui n’est pas isolé dans le pays.

 

Le petit-déjeuner servi, les pensionnaires de la maison de retraite de Svartedalen, dans le quartier de Västra Hisingen, au nord de Göteborg, se reposent dans leurs appartements. Lise-Lotte Pettersson en profite pour se servir une tasse de café à la cuisine. L’aide-soignante de 41 ans, mère de trois enfants, a pointé à 7 h 30. Elle finira sa journée à 14 heures, après six heures de travail et une pause d’une demi-heure à midi. En poste ici depuis 1992, elle apprécie son nouvel emploi du temps, instauré en mars par la commune à titre d’expérimentation. Les 68 aides-soignantes de l’établissement, qui travaillaient avant 40 heures par semaines, sont passées aux 30 heures hebdomadaires, sans réduction de salaire.

«Avant, je rentrais à la maison complètement crevée. Nos pensionnaires souffrent de démence. Il y a des jours où rien ne se passe comme prévu. Maintenant, j’ai le temps d’aller faire les courses, de faire du sport, d’aller chercher les enfants à l’école. Et au travail, j’ai plus d’énergie. Les pensionnaires le ressentent.» Quatorze nouvelles aides-soignantes ont été embauchées pour compenser la baisse du temps de travail. Selon Charlotte Jern, directrice de l’établissement, la différence est énorme : «Le personnel n’est plus stressé. On ne voit plus les gens courir dans les couloirs. Le calme règne. Les congés maladie ont diminué et les employées ont plus de temps pour discuter avec les pensionnaires, sortir en promenade ou organiser des activités.» Les résultats sont tels que le conseil municipal, dirigé par une coalition formée des sociaux-démocrates, des Verts et de l’extrême gauche, a d’ailleurs décidé de prolonger l’expérimentation d’un an. Bien sûr, ça ne s’est pas fait tout seul : «Nous avons commencé à en parler en 2010, afin de réduire les arrêts maladie, le temps partiel et les départs avancés en retraite, dans une profession majoritairement dominée par les femmes», raconte Daniel Benmar, adjoint en charge des personnes âgées. La droite s’y est opposée, arguant que l’initiative allait coûter trop cher : au total, 8 millions de couronnes par an (850 000 euros), une somme consacrée principalement aux nouvelles embauches.

«Droit au plein-temps»

Ce n’est pourtant pas la première fois que la Suède teste la semaine de 30 heures. La première expérimentation a eu lieu à Kiruna, ville minière du nord du royaume, en 1989. Pendant seize ans, les aides-soignantes, embauchées par la commune, ont travaillé six heures par jour. Le chercheur Bengt Lorenzon, qui a suivi le projet et supervise désormais l’expérience menée à Göteborg, explique : «A l’époque, 30 % des employées travaillaient à mi-temps et avaient de faibles revenus. Pour la municipalité, l’objectif était d’établir le droit au plein-temps.» L’impact a été positif : «Le personnel avait le sentiment d’être en meilleure santé, les arrêts maladie ont diminué et les patients se félicitaient d’avoir affaire à des personnes reposées.» Une dizaine d’autres communes ont testé la baisse du temps de travail. Mais l’arrivée de la droite au pouvoir a mis fin aux expérimentations. Et depuis une quinzaine d’années, c’est le silence, regrette le sociologue Roland Paulsen, qui rappelle que la dernière réforme du temps de travail date de 1976, quand l’âge légal de départ à la retraite est passé de 67 à 65 ans. Depuis, les Suédois travaillent 40 heures par semaine. Les Verts, l’extrême gauche et les féministes tentent bien de relancer le débat. Mais sans grand succès : «Les entreprises disent que ça va coûter trop cher et la réforme des 35 heures en France sert de contre-exemple qui fait peur», constate le sociologue.

Pourtant, ces derniers temps, des patrons osent sauter le pas. Le concessionnaire Toyota à Mölndal, dans la banlieue de Göteborg, fait figure de pionnier. Ses mécaniciens sont passés à la semaine de 30 heures en 2002. Les clients, à l’époque, devaient attendre cinq à six semaines pour un contrôle technique et entre un et deux mois pour des réparations, explique le manager, Martin Banck : «Ils râlaient. Le personnel était sous pression. Les erreurs augmentaient.» Un agrandissement du garage aurait coûté 750 000 euros et entraîné une fermeture temporaire de plusieurs mois. Martin Banck opte alors pour une réorganisation en profondeur, avec deux équipes qui passent à la journée de six heures sans baisse de salaire, se relayant à midi et permettant au concessionnaire de rester ouvert plus longtemps et de doubler ses effectifs sans reconstruire. «Nous avons supprimé les files d’attente, augmenté nos ventes de 30 % et les profits d’un quart en 2003 et d’autant l’année suivante», témoigne le patron. Les salariés apprécient : Edin Yazvin, la cinquantaine, qui travaille chez Toyota depuis 1998, assure qu’il a plus d’énergie. «C’est un métier fatigant, mais j’arrive facilement à travailler pendant six heures.» Et les vendeurs, toujours à la journée de huit heures, en profitent aussi : «Nous sommes en horaires décalés, ce qui permet de finir plus tôt ou de commencer plus tard et d’éviter les bouchons sur la route», témoigne Andreas Heijel.

A Örnsköldsvik, dans le nord de la Suède, chez Bråth, start-up spécialisée dans la recherche en ligne, la décision de tester la semaine de 30 heures a été prise dès la création de l’entreprise, il y a trois ans, non sans risque : «Nous ne savions pas si nous parviendrions à maintenir un niveau acceptable de productivité», explique la patronne, Maria Bråth. Des échanges avec les concurrents ont vite rassuré : «On s’est rendu compte que nous produisions un peu plus que les autres, parce que dans un secteur comme le nôtre, où il faut être très créatif, c’est impossible de garder le même niveau pendant huit heures.» Linus Feldt, patron du développeur d’applis Filimundus à Stockholm, fait le même constat. Ses salariés sont à la semaine de 30 heures depuis un an : «Nous respectons les deadlines, nous suivons le calendrier. Les programmeurs sont moins stressés et font moins d’erreurs. D’ailleurs, ce n’est pas vrai que la production augmente de 20 % si on travaille 20 % de plus, car au bout d’un moment, on n’est plus aussi productif. On va sur Facebook, on fait des pauses de plus en plus longues.» Chez Filimundus, les arrêts maladie ont baissé de 25 %.

«Vieilles routines»

Alors pourquoi ces expériences restent-elles encore minoritaires ? L’historienne Birgitta Olsson répond : «C’est comme si la Suède n’était pas mûre pour un allégement de la durée de travail. Pourtant, quand on pense au problème de santé au travail et au nombre de femmes qui travaillent à mi-temps, ce serait une bonne réforme. On parle des coûts. La vérité, c’est que nous avons un marché du travail taylorisé. Il faudrait secouer les vieilles routines.» Le patronat est contre. L’économiste Susanne Spector cite les expériences étrangères - la France en première ligne - et met en garde contre une baisse de production de 9 % en cas d’adoption des 35 heures. Au contraire, dit-elle, il faudrait «augmenter la durée du temps de travail afin d’accroître l’emploi». Et d’expliquer : «Si le coût des heures sup baisse, alors les entreprises pourront embaucher.» Du côté de la centrale syndicale LO, on reconnaît avoir été pris de cours par ces initiatives locales, même si le droit au plein-temps «a toujours été une priorité», assure la syndicaliste Joa Bergold. Plus de la moitié des femmes couvertes par l’organisation sont à temps partiel. «Le problème, c’est que dans les professions que nous représentons, où les salaires sont assez bas, s’ils doivent choisir entre gagner plus et travailler moins, nos adhérents optent pour une augmentation de revenus», constate-t-elle. Le risque, note le chercheur Roland Paulsen, est que la baisse du temps de travail devienne «un privilège réservé aux privilégiés, qui travaillent dans des secteurs où entre l’argent et le temps, on choisit le temps, faisant de la journée de six heures un argument de vente pour les entreprises qui l’adoptent, pour attirer les meilleurs salariés, dans des branches où la concurrence peut être rude à l’embauche». La réforme, selon lui, doit donc être nationale. Il est partisan - sans illusions - d’une journée de quatre heures.

«Fétichisme»

Pourtant, la Suède en aurait les moyens, assure le sociologue : «Nous avons doublé notre productivité depuis les années 70. Mais bizarrement, au lieu d’admettre que nous sommes de plus en plus riches, nous ne parlons que de la nécessité de travailler plus et plus longtemps.» Il accuse les hommes politiques, de droite comme de gauche, d’avoir encouragé le «fétichisme du travail» : «Nous sommes convaincus que travailler donne un sens à la vie. A travers le travail, nous appartenons à une collectivité. Chaque parti se présente comme celui qui créera le plus d’emplois. Une façon d’y parvenir serait justement de partager le temps de travail. Bien sûr que ça coûtera aux entreprises, mais il s’agit d’une réforme favorable aux salariés, alors que les inégalités sociales ne cessent d’augmenter dans ce pays.» Et le sociologue de s’amuser de l’emballement médiatique qui a suivi la publication d’un article sur le sujet dans le quotidien britannique The Guardian : des dizaines de journaux et de sites internet aux Etats-Unis ont annoncé que le royaume scandinave se convertissait à la semaine des 30 heures. «Cela ne faisait que confirmer l’image que nous avons à l’étranger, LE pays de l’égalité.» A cette occasion, le grand quotidien libéral Dagens Nyheter s’est cru obligé de publier un démenti, rappelant qu’en Suède, la journée de huit heures reste la norme. Oui, mais pour combien de temps ?

 

Anne-Françoise Hivert  Correspondante en Scandinavie                                                              

 

 

 
 
 


04/11/2015
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