EMPLOI Difficultés de recrutement : pourquoi les embouteillages persistent.
Difficultés de recrutement : pourquoi les embouteillages persistent
La crise sanitaire n’a finalement pas débouché sur une destruction massive de postes. Au contraire, l’emploi salarié dépasse déjà son niveau d’avant-crise. Mais la machine à recruter peine à suivre le rythme.
Les chiffres sont tombés il y a peu : l’emploi salarié a progressé de 1,1 % au deuxième trimestre 2021 avec 289 400 créations de postes, selon l’Insee. Il avait déjà augmenté de 0,6 % au cours du premier trimestre, frôlant son niveau d’avant-crise ; il le dépasse maintenant également de 0,6 %. Entre fin 2019 et juin 2021, l’économie française a créé 145 400 emplois : 60 % dans le secteur privé et 40 % dans la fonction publique.
La machine à recruter tourne à plein régime avec une moyenne de 800 000 embauches par mois en CDI ou en CDD de plus d’un mois en mai, juin et juillet. Il a fallu mettre les bouchées doubles pour rattraper le trou d’air de l’année 2020 : 491 000 emplois ont été détruits au deuxième trimestre, puis 207 500 au troisième. C’est aujourd’hui chose faite, et la courbe de l’emploi semble reprendre la dynamique engagée avant la crise : « On voyait déjà les difficultés de recrutement monter tout au long de l’année 2019 », rappelle Mathieu Plane, directeur adjoint du département analyse et prévision de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques). Comme si les confinements n’avaient été qu’une parenthèse…
10 % d’offres supplémentaires à Pôle emploi
Comme un boomerang, le sujet des offres non pourvues est revenu dans les débats. Pour les entreprises, « le sujet numéro un n’est plus la pandémie, c’est le recrutement », a déclaré Geoffroy Roux de Bézieux le 25 août, en ouvrant les Rencontres des entreprises de France. Le président du Medef a alors expliqué que, durant l’été, tous les dirigeants qu’il a rencontrés lui ont fait part de leurs difficultés pour embaucher, notamment dans les activités de services, l’hôtellerie et la restauration, ou encore le bâtiment. Au point que le patron des patrons a anticipé des augmentations de salaires « assez significatives l’année prochaine ».
Ce moment d’égarement passé, il a vite retrouvé la ligne officielle du Medef : appeler à la mise en œuvre de la réforme de l’assurance chômage au motif que notre système « dans certains cas n’incite pas à reprendre un travail ». Sous-entendu : les entreprises peinent à recruter car les chômeurs ne veulent pas travailler. La réalité est évidemment à chercher ailleurs.
D’abord dans la reprise. « Au cours des trois mois écoulés, le nombre d’offres déposées à Pôle emploi a augmenté de 10 % par rapport à la même période de 2019 », observe Cyril Nouveau, directeur des statistiques, des études et de l’évaluation à Pôle emploi. « Dans certains secteurs d’activité, il s’est littéralement envolé : de 23 % dans l’hôtellerie et la restauration, 37 % dans les métiers de la santé. Un tel volume de souhaits de recrutement simultanés peut générer localement des difficultés de recrutement. »
Ces tensions peuvent notamment apparaître dans les secteurs d’activité les plus dynamiques. Par exemple, entre fin 2019 et mi-2021, la construction a créé 64 600 emplois, le commerce 27 200, l’information et la communication (incluant les services informatiques) 25 400, l’industrie agroalimentaire 10 300. Dans le secteur public, les services non marchands (la santé notamment) ont créé 115 900 emplois. Sur la même période, les métiers de l’hôtellerie et de la restauration ont certes détruit 19 800 postes ; mais depuis leur réouverture en juin, ils embauchent à tour de bras, avec 118 300 emplois créés au cours du deuxième trimestre. De même, les services aux ménages gardent un solde négatif (17 400 emplois perdus pendant la crise), mais ils ont enregistré 28 600 créations de postes durant le deuxième trimestre 2021.
En revanche, certains secteurs n’ont pas encore relevé la tête, notamment dans les filières industrielles. Les biens d’équipement ont perdu 12 000 emplois depuis fin 2019, les matériels de transport 15 400, les autres secteurs industriels 33 500. Ces filières sont restées en territoire négatif entre avril et juin, avec 2 400 nouvelles pertes d’emplois dans les matériels de transport et 300 dans les biens d’équipement.
Problèmes d’ajustement
« On ne peut passer aussi rapidement d’un effondrement de l’emploi à de gros volumes de recrutements sans quelques problèmes d’ajustements », commente Sébastien Sanchez, qui dirige le cabinet de ressources humaines PageGroup. C’est ainsi que, selon la Dares, 265 000 emplois n’ont pas trouvé preneurs au deuxième trimestre 2021 : un chiffre en hausse de 21 % par rapport au trimestre précédent et « un niveau historiquement élevé ». Pour des raisons déjà bien connues : une inadéquation entre l’offre de formation et les besoins de recrutement, le manque de mobilité géographique et professionnelle des candidats, la mauvaise qualité des postes proposés (en matière de rémunération, de pénibilité ou d’image)…Il ne suffit pas forcément de traverser la rue pour trouver un emploi, et le bon.
Pôle emploi s’est d’ailleurs penché plus finement sur les raisons qui expliquent pourquoi certaines offres restent non pourvues (à ne pas confondre avec les emplois vacants). C’était le cas de 300 000 offres en 2017. Un tiers d’entre elles (97 000) ont simplement été annulées par les employeurs qui estimaient que le besoin avait disparu ou qu’ils ne disposaient plus du budget nécessaire. Quelque 53 000 offres restaient en cours et 150 000 abandons de recrutement étaient imputables à un manque de candidats, soit seulement 4,7 % de la totalité des offres déposées cette année-là (3,2 millions). Sur ces 150 000 abandons, l’employeur a généralement reçu des candidatures (87 % des cas), mais n’a pas donné suite, essentiellement par pénurie de formation aux compétences nécessaires (51 % des cas). Il existe bien évidemment des candidats qui ne souhaitent pas se déplacer ou accepter un poste auquel ils pourraient prétendre, mais ils représentent une infime minorité, contrairement à ce que l’on entend souvent.
Les difficultés de recrutement sont plutôt à rechercher dans les problématiques inhérentes à chaque secteur d’activité : « On voit bien que les enjeux sont très différents dans le numérique et dans la construction », cite par exemple Mathieu Plane. Ces deux secteurs sont, certes, exposés à un problème structurel de manque de personnels qualifiés ; mais le second pâtit surtout de sa mauvaise image alors que le premier est pénalisé par le retard pris en matière de formation. Retard que le Syntec (la fédération professionnelle de la branche) tente de combler avec un dispositif de reconversion expérimenté dans le Grand Est : si Numéric’Emploi tient ses promesses, 60 000 emplois pourraient être créés à l’échelle nationale. Mais il ne faut pas se leurrer, « ces transitions prennent du temps et ne se décident pas du jour au lendemain », prévient Mathieu Plane.
Emplois non pourvus
Le cas de la restauration est très particulier. Après neuf mois de fermeture, les établissements ont rouvert du jour au lendemain, sans avoir réellement le temps de se préparer. Ils se sont alors rendu compte qu’une centaine de milliers de salariés de la restauration se sont évaporés. « Certains ont changé de métier ou ne sont tout simplement pas revenus travailler. D’autres sont revenus mais n’ont pas tenu le rythme », relate un restaurateur indépendant.
Dirigeant de la chaîne de brasseries Au Bureau (groupe Bertrand), Charles Dorémus concède qu’il n’a « pas été facile de remettre la machine en route » et qu’après avoir apprécié le rythme de leur vie de famille, « certains n’ont pas eu envie de revenir en cuisine ou en salle, avec leurs horaires décalés ». Mais il s’interroge sur la réalité des chiffres circulant dans la profession : 120 000 salariés auraient déserté la branche et 100 000 emplois ne seraient pas pourvus. « Je me demande vraiment d’où ils sortent ! »
Par ailleurs, il engage la branche à s’interroger sur sa culture sociale : « Avec des équipes constituées à 94 % de CDI, nous n’avons aucun problème pour ouvrir une vingtaine de restaurants chaque année et recruter les 600 salariés nécessaires pour les faire tourner. »
Déséquilibres conjoncturels ou structurels ?
« La question des emplois non pourvus n’est pas nouvelle », observe Emeric Oudin, président du CJD (Centre des jeunes dirigeants). « Dès 2019, la moitié des employeurs (précisément 50,1 %) déclaraient rencontrer des difficultés pour recruter », rappelle Cyril Nouveau de Pôle emploi. Le recrutement pouvait alors prendre un peu plus de temps que prévu, amenant parfois l’employeur à faire des concessions sur le profil recherché. Mais le poste finissait par trouver preneur dans 95 % des cas puisque in fine « la part des offres d’emploi non pourvues est depuis des années autour de 5 % des offres déposées », soit environ 200 000 emplois chaque année.
Au-delà des causes déjà évoquées, Emeric Oudin a le sentiment que les « mouvements à l’œuvre dans l’économie créent des déséquilibres sur le marché du travail. Certaines activités, qui fonctionnaient bien avant la crise sanitaire, se portent beaucoup moins bien aujourd’hui. Je pense notamment à l’industrie aéronautique ou à la grande distribution. A contrario, des activités qui auraient pu être affectées par la crise sont en plein boom : la restauration, l’artisanat, le bâtiment… »
Ces déséquilibres sont en grande partie conjoncturels. Mais ils pourraient s’ancrer dans la durée si les entreprises ne s’interrogent pas sur le sens de la valeur travail : « Les salariés sont en quête de sens et commencent à remettre en question le principe même du salariat », poursuit le président du CJD. « Les entreprises doivent aujourd’hui s’interroger sur leur capacité à offrir d’autres horizons à leurs collaborateurs, au-delà des performances économiques et de la rémunération. »
Trappe à bas salaires
En tout état de cause, la question des salaires ne pourra pas être éludée. Notamment si la reprise économique mondiale se traduit, comme cela semble être le cas, par une poussée inflationniste. En France, le phénomène est encore limité, avec 1,9 % d’inflation fin août (sur douze mois), c’est deux fois plus que la moyenne des dernières années. Mais c’est moins que dans le reste de la zone Euro (3 %), aux Etats-Unis (5,4 %) et dans les pays émergents (9 % au Brésil, 6,3 % en Russie, 5,3 % en Inde).
On ne peut pas vraiment dire que la dynamique soit enclenchée : « Sur douze mois lissés, nous avons constaté des augmentations salariales de l’ordre de 1,7 % », observe Sébastien Sanchez, soit un peu moins que le taux d’inflation. Si la volonté de revaloriser les salaires venait réellement à se manifester, elle se heurterait à une réalité très française : la stratégie d’allègement du coût du travail menée ces dernières années s’est concentrée sur les bas salaires. « Jusqu’à 1,5 Smic, notre niveau des cotisations sociales est le plus bas d’Europe, souligne Mathieu Plane. Mais au-delà, le coût global du travail explose. Ces allègements de cotisations se révèlent être une véritable trappe à bas salaires. » Et un frein à la dynamique de l’emploi.