Allégera ou allégera pas. Le budget pour 2025 ayant brutalement fini son circuit, plusieurs idées qui se trouvaient dans le texte restent en suspens. C’est le cas entre autres d’une possible diminution des exonérations de cotisation pour les employeurs.
La dernière version du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) évoquait en effet une légère baisse des allègements dont bénéficient les entreprises. Une mesure qui devait représenter 1,6 milliard d’euros d’économies.
Nul ne peut assurer que le prochain budget comportera une telle disposition, tant le futur politique est actuellement incertain. Il n’empêche, le PLFSS aura au moins été l’occasion de relancer le débat sur les exonérations de cotisations. Encore plus dans un contexte où des grands groupes, tels que Michelin ou Auchan, annoncent des plans sociaux.
Pour rappel, depuis 30 ans, les pouvoirs publics français ont fait le choix d’alléger le prix du travail au niveau du Smic. La logique était, dans un contexte de chômage autour des 10 % dans les années 1990, d’inciter les employeurs à créer des postes à bas salaires, en réduisant les cotisations patronales.
Mais la situation n’est plus la même, en témoigne le rapport d’Antoine Bozio et Etienne Wasmer, publié début octobre. Les deux économistes y expliquent qu’« en termes de politiques d’exonérations de cotisations sociales, une inflexion est nécessaire » car « le marché du travail s’est amélioré [le taux de chômage s’élève à 7,4 % au troisième trimestre 2024, NDLR.]. Et que l’élasticité de l’emploi est plus faible ». C’est-à-dire que le prix du travail est moins déterminant qu’avant pour créer de l’emploi.
En clair, la question qui se pose désormais est de savoir s’il est encore pertinent de conserver ces aides si coûteuses pour les dépenses publiques – plus de 73 milliards d’euros en 2022 – , pour des résultats décevants.
Deux options s’offrent à nous, résume l’économiste Maxime Combes, coauteur d’un rapport et d’un ouvrage sur les aides publiques aux entreprises : « Supprimer le dispositif ou alors, le conditionner. »
Cela ne signifie pas pour autant que la mesure serait impossible, mais au vu de la pression qu’exerce le patronat au sujet du sacro-saint « coût du travail », ce scénario est peu probable à court terme. Qu’en est-il de la conditionnalité ?
Un levier pour impulser des choix politiques
Puisque les allègements de cotisations ont été instaurés dans le but de créer des postes, le premier réflexe pourrait être d’introduire un critère concernant lesdites créations d’emploi. Ou tout du moins, leur maintien sur une certaine période.
Sauf que, cette option, dans la pratique, s’avère très difficile à mettre en œuvre, explique François Ecalle, spécialiste des finances publiques, sur son site Fipeco :
« Obliger les entreprises à au moins maintenir leurs effectifs au même niveau en contrepartie de ces aides est trop facile pour celles qui appartiennent à des branches dynamiques et trop difficile pour celles qui se trouvent dans des branches où l’emploi diminue inévitablement, ce qui est souvent le cas dans l’industrie. »
Définir une période de référence – ce qui est nécessaire pour mettre en place un critère – n’empêcherait pas non plus les firmes de supprimer des emplois. Elle pourrait juste décaler dans le temps la manœuvre, poursuit l’économiste.
Ces complexités, également soulignées par Laurent Cordonnier, professeur à l’université de Lille 1 et chercheur au Clersé, ne signifient pas pour autant que le sujet d’une conditionnalité est clos. Coauteur d’un rapport sur les aides aux entreprises (Ires/CGT), il l’assure : « Les pouvoirs publics pourraient conditionner les exonérations de cotisations à d’autres objectifs. » Reste à savoir lesquels.
« Les aides aux entreprises sont un excellent levier pour les pouvoirs publics d’intervenir en faveur du climat ou de la réduction des inégalités », Maxime Combes, économiste
Pour commencer, le respect de la loi, indique Maximes Combes : « Les branches dont les minima sont sous le Smic ou les entreprises qui ne respectent pas l’égalité salariale femme-homme ne devraient pas pouvoir bénéficier des allégements. » Les autres critères pourraient répondre aux grands objectifs sociaux et environnementaux de la nation, ajoute le chercheur :
« Donner des aides à des entreprises dont les conseils d’administration ne sont pas du tout féminisés, ou dont les plans de lutte contre le réchauffement climatique sont à côté de la plaque, c’est problématique. Il est clair que les exonérations de cotisations, et plus largement, les aides aux entreprises, sont un excellent levier pour les pouvoirs publics d’intervenir en faveur du climat ou de la réduction des inégalités. Tout en accompagnant les entreprises dans leur transition. »
Les conditions pourraient par exemple être décidées à l’Assemblée nationale, suggère Laurent Cordonnier : « Les députés devraient prendre le débat à bras-le-corps et définir une batterie d’objectifs sociaux et environnementaux dont les entreprises seraient les vecteurs. »
Ils pourraient aussi être le fruit du dialogue social, propose Christine Erhel, professeure d’économie au Cnam et directrice du centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) : « Une négociation aurait lieu entre les partenaires sociaux à l’échelle interprofessionnelle. »
A ce sujet, les organisations syndicales (CGT, CFDT, FO…) fourmillent déjà d’idées : qualité du travail, recours à la sous-traitance, santé-sécurité au travail… « La conditionnalité des exonérations de cotisations pourrait servir d’outil de dialogue social et nous donner du pouvoir de négociation », soulignait Dominique Corona, de l’Unsa, lors d’un débat organisé par l’Ires, début décembre.
Logique de contrepartie
Et concrètement, comment cette conditionnalité fonctionnerait-elle ?
« Pour ne pas risquer de créer quelque chose d’illisible, les critères devraient être les mêmes pour toutes les entreprises, répond Christine Erhel. Et si conditionner en fixant des seuils semble difficile, une façon de procéder pourrait être de jouer sur les niveaux d’exonérations en cas de dégradation ou d’amélioration de tel ou tel critère », poursuit l’experte.
Laurent Cordonnier a, de son côté, réfléchi à une autre méthode : « Les critères (entre trois et cinq) seraient personnalisés pour chaque entreprise. » Dans cette hypothèse, une agence publique pourrait être créée pour contractualiser les objectifs des grandes entreprises et celles de taille intermédiaire. Des comités de visite, composés d’experts, de parlementaires, des pouvoirs publics, et pourquoi pas, de représentants d’ONG, seraient chargés du suivi des engagements. « Pour les TPE-PME, ce travail serait réalisé par les CSE », précise l’économiste.
Dans un rapport publié en 2021, l’institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) avançait également l’idée d’un « cadre de gouvernance » instaurant des obligations et des engagements mesurables pour les entreprises, des contrôles menés par l’administration ou une autorité indépendante, et des sanctions en cas de non-conformité aux objectifs.
« Demander des contreparties aux entreprises, pour l’argent public qu’on leur octroie, n’est pas scandaleux. On en demande bien aux demandeurs d’emploi », Laurent Cordonnier, économiste
Si les modes opératoires peuvent varier, ce changement de philosophie rééquilibrerait en tout cas les récents choix politiques. Dans un contexte où la logique de workfare est à la mode, « demander des contreparties aux entreprises, pour l’argent public qu’on leur octroie, n’est pas scandaleux, note encore Laurent Cordonnier. On en demande bien aux demandeurs d’emploi et aux bénéficiaires du RSA maintenant ».
Quant à savoir si cette conditionnalité ajouterait de la « bureaucratie », comme le craignent les employeurs, « cela risque d’être un peu coûteux, reconnaît le chercheur. Mais quand on fait le ratio entre les dépenses publiques que les aides aux entreprises représentent, et les gains réels, la conditionnalité ne peut pas être pire ».
D’autant que beaucoup de données sont déjà disponibles aujourd’hui, ce qui faciliterait la manœuvre. « On pourrait s’appuyer sur les informations qui concernent le type des contrats de travail, les durées de travail, les salaires, les accidents de travail et les maladies professionnelles, liste Christine Erhel. Il serait donc tout à fait possible de construire un indicateur de suivi de la qualité des emplois. » Il suffit d’en avoir la volonté politique…
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/conditionner-aides-aux-entreprises/00113333