A Nancy, les agents de Pôle emploi brisent le cliché du chômeur-fraudeur
Le gouvernement veut durcir le contrôle des chômeurs. Confrontés de plein fouet au chômage de masse, les agents de Pôle emploi préfèrent résolument privilégier l'accompagnement plutôt que les radiations. Reportage dans un service de contrôle, à Nancy.
Envoyée spéciale à Nancy (Meurthe-et-Moselle). - Pauline, agent du service de contrôle de la recherche d’emploi, à Nancy, tourne les pages du dossier d'un demandeur d'emploi étalé sur son bureau. « Elle cherche, je vois bien qu’elle fait des démarches, mais elle ne joint aucun justificatif. Par trois fois, elle écrit dans son questionnaire être découragée. » Pour en avoir le cœur net, l’agent de Pôle emploi décroche son téléphone. Au bout du fil, une jeune femme habitant dans une ville moyenne de l’est de la France, inscrite au chômage depuis octobre 2016.
À peine plus de dix minutes de discussion suffisent pour que la situation se dévoile à l’agent de Pôle emploi. Cette jeune femme cherche manifestement par tous les moyens à retrouver un travail, mais à 28 ans, sans qualification, mère célibataire d’une petite fille de trois ans, sans permis et sans voiture, les quelques rares offres qui existent lui passent sous le nez. Nasse classique des chômeurs de longue durée, dans une région qui compte plus de 460 000 demandeurs d’emploi. Et ce n’est pas faute de postuler. « Dans la vente, il faut passer directement en magasin, ce que je fais, mais j’ai quand même le plus souvent l’impression d’embêter les gens avec mon C.V., explique la jeune femme. Chez Auchan, pour faire des inventaires, on m’a répondu qu’ils cherchaient des étudiants. » Son dernier emploi ? Dans un kebab de la ville, pendant un mois. « Le patron buvait trop, je vous passe les détails, j’étais la seule femme… »
Sa fille bientôt scolarisée à temps plein, la jeune femme caresse l’espoir de se réorienter de la vente au service à la personne. Mais sans permis, ni argent pour le financer, impossible d’aller travailler à domicile. Pauline tire donc sur ce fil : « Vous pourriez travailler dans un Ehpad, ou à l’hôpital ? Une structure fixe que vous pourriez rejoindre en transport en commun ? » Elle finit par lui proposer l’atelier « Activ’ projet », délivré dans le cadre du conseil en évolution professionnelle de Pôle emploi et lui enjoint de contacter son conseiller. Pour ce dossier, le contrôle s’arrêtera là. Pauline s’excuse du dérangement avant de raccrocher. « Non, c’est normal », répond son interlocutrice.
Cette conversation illustre à merveille les chiffres fournis par Pôle emploi sur le contrôle des chômeurs, en décembre dernier, deux ans après la création de services de contrôle dédiés sur tout le territoire national. L’étude démontre que 86 % des demandeurs d’emplois contrôlés sont… effectivement à la recherche d’un emploi. De quoi tordre le coup au fantasme des chômeurs fraudeurs. Sur les 14 % des dossiers ayant abouti à une radiation, seuls 4 dossiers sur 10 concernaient des demandeurs d’emploi indemnisés par l'Unédic, les autres relevant soit du régime de solidarité, soit ne touchant plus rien.
Face à de tels résultats, la volonté du gouvernement de durcir les contrôles, dans le cadre de la réforme de l’assurance-chômage annoncée pour avril, paraît singulièrement décalée. D’après une note de travail confidentielle publiée fin décembre 2017 par Le Canard enchaîné, les pistes gouvernementales sont les suivantes : si Pôle emploi estime que le chômeur ne recherche pas assez activement du travail, s'il refuse une formation ou encore décline deux offres d'emploi jugées « raisonnables », ses allocations pourraient être directement réduites de moitié pour une durée de deux mois. Et s’il récidive, elles pourraient être supprimées pour la même durée. Outre la force et l’échelle des sanctions contre les « fraudeurs », l’exécutif envisage d’obliger les demandeurs d’emploi à consigner dans un carnet de bord numérique l’ensemble de leurs démarches, et enfin de multiplier par cinq les effectifs des services de contrôle au sein de Pôle emploi.
Pour le chercheur Jean-Marie Pillon, sociologue spécialiste des politiques de gestion du chômage, l’institution (ANPE, puis Pôle emploi) a historiquement été pensée pour être « un peu coercitive ». Une logique entravée par la culture professionnelle des agents, qui a toujours fait dévier le contrôle vers la « remobilisation », l’éloignant de la tentation purement comptable. Une « résistance » confirmée par Guillaume Bourdic, représentant CGT à Pôle emploi : « On essaie, par tous les moyens, de distiller aux agents une culture du résultat, qui s’oppose à nos missions de service public de l’emploi. Mais il y a un attachement fort au juste droit à l’indemnisation et à conserver le temps disponible pour atteindre un objectif partagé entre le conseiller et le demandeur d’emploi. »
Dans un tel contexte, les sorties des partisans les plus médiatiques du contrôle des chômeurs semblent bien loin de la réalité du travail mené actuellement par 215 agents à travers la France. Ainsi, Pierre Gattaz, le président du Medef, suggérait en octobre 2017 un contrôle « mensuel », « hebdomadaire », voire « journalier », des demandeurs d’emploi. Quelques jours auparavant, le porte-parole du gouvernement Christophe Castaner avait fustigé ceux qui étaient tentés de « partir deux ans en vacances grâce à l’assurance-chômage ». Emmanuel Macron lui-même parlait, pendant sa campagne présidentielle, de contrôle « drastique » des demandeurs d’emploi, ce qui permettrait de réaliser, selon son programme d’alors, pas moins d’un milliard d'euros d’économies. Rien de neuf, selon Jean-Marie Pillon : « L’opinion est ainsi faite : pendant les périodes de reprises, les chômeurs sont accusés de travailler au noir, quand le chômage augmente, les chômeurs sont accusés de partir en vacances… »
« Les demandeurs d'emploi ne font pas les "difficiles" »
En Lorraine, cette différence entre l’injonction politique et la mission que se donne la petite dizaine d’agentes du service contrôle saute aux yeux. Elles sont toutes d’anciennes conseillères, ayant quitté leur travail en agence pour rejoindre la « plateforme Grand Est », lors de la mise en place de contrôles partout en France après deux ans d’expérimentations locales. Des exemples de demandeurs d’emploi objectivement contraints dans leurs recherches, elles en ont plein les cartons. Pauline se souvient de ce boulanger, travailleur handicapé, toujours au chômage alors que les offres d’emploi pullulent dans ce secteur. « J’étais étonnée, il avait même des demandes d’employeurs qui tombaient sur son espace personnel et restaient sans réponse. En fait, ce monsieur ne savait pas utiliser le site internet de pole emploi.fr… » Après une formation aux outils numériques, le boulanger a signé un CDI.
« La question du salaire ou du statut [CDD, intérim ou CDI – ndlr], on ne l’a presque jamais. Les demandeurs d’emploi ne font pas “les difficiles” », précise Aziza Aifi, responsable du service pour le territoire lorrain. D’après les dires de son équipe, les principaux freins à la recherche d’emploi sont la mobilité, l’accès au numérique, les problèmes de garde d’enfants et les problèmes de santé. « Nous sommes sur des départements parfois très ruraux, de vraies “zones blanches”, sans aucune connexion internet, sans beaucoup de transports publics non plus. Dix kilomètres, dans ce cas-là, ça peut être le bout du monde », poursuit Aziza Aifi.
« C’est le côté intéressant du contrôle, relève un employé de Pôle emploi dans un service de contrôle du nord de la France, qui souhaite rester anonyme. On prend le temps d’examiner la situation des gens en profondeur. » Et de citer l’exemple de ce demandeur d’emploi, dont la mère est devenue aveugle. « Il s’est mis à s’en occuper à plein temps. Il ne l’avait pas dit à son conseiller. Comme nous on se présente comme contrôleur, ça fait sans doute un peu peur, cela devient difficile de ne pas parler… Du coup, nous avons demandé à ce qu’il soit temporairement dégagé de ses obligations de recherche, le temps de trouver une solution sociale pour sa mère. »
Certains syndicats, la CGT notamment, regrettent que la menace du contrôle s’insère dans la relation de confiance entre le chômeur et le service public de l’emploi. « La difficulté, c’est qu’aujourd’hui on conseille, on indemnise et on sanctionne, s’inquiète Guillaume Bourdic. C’est un drôle de mélange des genres. » Les agents rencontrés assument au contraire leur statut « à part » au sein de Pôle emploi. « Le fait de ne pas avoir en même temps la casquette de conseiller, de réaliser le contrôle en s’appuyant sur des équipes dédiées, avec une procédure identique dans toute la France, permet d’avoir un traitement équitable et d’éviter l’arbitraire », détaille la responsable du service à Nancy.
Aujourd'hui, un tiers des contrôles se fait de manière aléatoire. Les autres sont piochés dans un groupe de demandeurs d'emploi inscrits depuis plus d'un an, toujours sans emploi après une formation ou un atelier, etc. Un signalement peut émaner du conseiller Pôle emploi lui-même, lorsqu’il estime que le demandeur d’emploi ne respecte pas son « contrat », signé lors de son inscription et qui indique le type de métier recherché, ses conditions de mobilité, le salaire espéré. Si à l’examen du dossier, les informations collectées prouvent une recherche, le contrôle s’arrête là. Sur le territoire lorrain par exemple, il s’agit de 40 % des dossiers.
Dans le cas contraire, un questionnaire sera envoyé au demandeur d’emploi, lui demandant de décrire sa méthode, ses difficultés mais aussi de joindre des justificatifs prouvant ses candidatures et ses démarches. « Quand c’est satisfaisant, on clôt, poursuit Aziza Aifi. À l’inverse, un demandeur d’emploi qui ne peut pas dire qui est l’employeur qu’il est censé avoir vu la veille, là on se pose des questions. »
Les agents de contrôle vont ensuite tenter de joindre le demandeur d’emploi, appel qui aboutit dans la grande majorité des cas à proposer des mesures d’accompagnement, soumises également au conseiller qui suit la personne contrôlée en agence. Restent les cas problématiques, qui s’exposent à une sanction, soit un avertissement puis une radiation de 15 jours, avec des droits suspendus si le demandeur d’emploi touche encore des indemnités (50 % des inscrits à Pôle emploi ne touchent aucune indemnité, mais peuvent néanmoins être contrôlés). « Sur 5 700 dossiers contrôlés en un an sur ma zone, note l’agent du nord de la France, nous avons procédé à 683 radiations. »
« Les employeurs, parfois, cherchent le mouton à cinq pattes »
La ministre du travail, un temps au diapason du discours sur la « remobilisation » portée par les agents, a confirmé la tonalité plutôt punitive du prochain dispositif, tout en renvoyant la responsabilité aux partenaires sociaux, qui planchent depuis plusieurs semaines sur le régime d’assurance-chômage. Il faudra que la « main ne tremble pas », a déclaré Muriel Pénicaud sur France Inter le 4 janvier 2018 : « C'est très intéressant de voir que sur ces 14 % [de radiés – ndlr], très, très peu de gens se sont réinscrits derrière, donc cela prouve qu'ils savaient qu'ils fraudaient », a insisté la ministre, qui a évoqué l’hypothèse de calquer la durée de radiation de deux mois en cas de manquement administratif (par exemple, ne pas aller à un rendez-vous, oublier de s’actualiser comme demandeur d’emploi, refuser une visite médicale pour aptitude) sur la radiation pour non-recherche effective d’emploi.
« Les conseillers ne sont pas là pour radier le chômeur, mais pour utiliser la menace de radiation pour réactiver le suivi, estime le chercheur Jean-Marie Pillon. Le contrôle n’est donc pas forcément une mesure idéologique, mais plutôt gestionnaire dans le sens où il s’agit d’une division du travail à moyens constants. » Si la grande majorité des contrôles aboutit effectivement à redynamiser le chômeur, par un atelier, un rendez-vous avec une assistance sociale ou une aide pour passer le permis ou se réorienter, pourquoi faut-il attendre le contrôle pour « repêcher » ainsi les découragés ? « Le chômage ne cesse d’augmenter alors que le nombre de conseillers se réduit, soulève aussi de son côté Guillaume Bourdic, à la CGT. Certains ont mille demandeurs d’emploi dans leur portefeuille ! Évidemment, on comprend les collègues contrôleurs, qui souhaitent participer à l‘accompagnement, par défaut. »
La segmentation joue aussi son rôle. Pour alléger le travail de ses agents, Pôle emploi a cessé depuis des années de convoquer régulièrement les demandeurs d’emploi. Désormais, ils sont classés dans trois catégories, “autonomes“, “guidés“ ou en “accompagnement renforcé“. Concrètement, quelques mois après la fin d’un contrat, un demandeur d’emploi peut se sentir suffisamment solide, entouré, pour se contenter, voire se satisfaire, d’une relation distanciée avec Pôle emploi. Si le chômage persiste, il peut aisément perdre pied, sans pour autant en avertir son conseiller, ni avoir de ses nouvelles. « Le conseiller fait son travail mais il a un portefeuille conséquent, concède Aziza Aifi. Et puis il y a aussi des gens qui vont se déclarer autonome au début de leur recherche mais qui, à l’usage, ne le sont pas ou plus. Notre rôle, c’est de changer les modalités de suivi. »
Autre sujet masqué par la polémique (récurrente) sur le contrôle des chômeurs, la qualité des offres disponibles. La règle, jusqu’ici, veut qu’on ne peut, sans raison valable, refuser deux « offres raisonnables » d’emploi, dont la loi dit ceci : « Après six mois d'inscription sur la liste des demandeurs d'emploi, une offre entraînant un temps de trajet, à l'aller comme au retour, en transport en commun entre le domicile et le lieu de travail, d'une durée maximale d'une heure ou une distance à parcourir d'au plus 30 km est considérée comme une offre raisonnable d'emploi. »
Dans les faits, c’est nettement plus compliqué à évaluer, et les radiations, demandées cette fois-ci directement par le conseiller du demandeur d’emploi, très rares. D’autant plus que le contrôle des offres, assuré par les « conseillers à dominante entreprise » de Pôle emploi (500 agents sur la région Grand-Est par exemple), ne suffit pas à éliminer totalement les propositions bancales, voire indignes. « Les employeurs, parfois, cherchent le mouton à cinq pattes, confirme Laurence Lefèvre-Corcy, directrice de la plateforme Grand-Est. Une expérience de 25 ans payée au Smic, ce n’est pas possible… Ces offres bien sûr restent non pourvues, c’est même le gros des offres non pourvues. Et après on vient nous dire “mais que fait Pôle emploi ?” » Selon une étude publiée en 2017 par Pôle emploi, sur les 300 000 offres restées non pourvues en 2016, 87 % ont pourtant « suscité des candidatures », que les employeurs ont jugées « trop peu nombreuses ou inadéquates ».
Les agents de contrôle disent n’avoir pour le moment aucune précision sur un éventuel changement de régime des sanctions, que ce soit pour le contrôle de la recherche effective, le refus des offres raisonnables d’emploi, ou encore les radiations « administratives ». Pas de confirmation non plus d’un accroissement des effectifs, même si, selon Guillaume Bourdic, le terrain a été préparé lors du dernier comité central de Pôle emploi en octobre. « Le directeur, Jean Bassères, à propos des orientations stratégiques, affirmait qu’il était prêt à rajouter des contrôleurs sur injonction de la tutelle, mais à effectif constant. » Quitte à accentuer des travers existants. « Même s'il a cotisé, le demandeur d’emploi a des droits et des devoirs, je n’ai aucun problème avec ça, explique l’agent de contrôle du nord de la France. Mais je pense qu’on va se rendre compte qu’on a surtout besoin de plus d’accompagnement. Croire qu’on va faire des économies en nous demandant de sanctionner davantage, c’est une erreur. »
Ioana Marinescu, professeure d’économie à la Harris School of Public Policy de l’université de Chicago, convoquant une série d’études internationales sur l’accroissement des contrôles, relevait les mêmes effets pervers dans Libération : « Quand le taux de chômage est élevé, la compétition est féroce, et pousser certains chômeurs à prendre un emploi en dessous de leurs compétences pour aller plus vite ne fait qu’ôter ces emplois à d’autres chômeurs moins qualifiés, dans un triste jeu de chaises musicales », écrit la chercheuse. « Les demandeurs d’emploi ont intégré que le contrat court, voire l’intérim, c’est déjà ça, cela permet de mettre un pied dans l’entreprise », souligne Aziza Aifi, à Nancy.
Plus fondamentalement, le marché du travail peut être profondément bouleversé par une révision de l’éventail de sanctions possibles. « L’une des conséquences d’un approfondissement du contrôle peut être de transformer encore davantage les chômeurs dans leur rapport au temps, ajouter de la pression pour qu’ils acceptent plus vite certaines offres qui ne correspondent ni à leur niveau de qualification, ni à leur zone géographique, ce que fait l’Allemagne par exemple », analyse Jean-Marie Pillon. Le chercheur craint que n’explosent les contrats “atypiques”, autrement dit des CDD de moins de 20 heures par semaine ou payés moins de 1 000 euros. Le gouvernement assure que la réforme de l'assurance-chômage a pour but de mieux protéger les salariés les plus fragilisés par sa récente réforme du marché du travail. Pas sûr qu'un contrôle accru des chômeurs lui permette d'atteindre cet objectif.