Entre partisans et opposants du projet de loi El Khomri, la guerre d’intox continue. Revue des dernières contre-vérités énoncées de part et d’autre, ces derniers jours.

 

Aucun changement dans les motifs de licenciements économiques ? La grosse intox de Manuel Valls

 

INTOX. Faciliter les licenciements ? Nous ? Jamais de la vie ! A en croire Manuel Valls, dans son interview au JDD, le gouvernement se contente de clarifier les motifs des licenciements économiques, en reprenant des motifs déjà reconnus : «J’entends dire que les chefs d’entreprise pourront licencier comme ils le souhaitent : c’est faux. Cette loi n’invente aucun nouveau motif de licenciement. Elle clarifie des motifs déjà reconnus et appliqués par les juges.»

 

DESINTOX. Le projet de loi ne créerait donc aucun nouveau motif de licenciement ? Le Premier ministre joue avec les mots. Certes, les motifs de licenciement économique restent «difficultés économiques»,«mutations technologiques»«réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité» et «cessation d’activité». Mais alors que les difficultés économiques étaient jusque-là laissées à l’appréciation du juge, la réforme rajoute des critères pour justifier ce motif. Et contrairement à ce que dit Valls, ils étaient jusque-là insuffisants au regard de la jurisprudence.

 

Car le projet de loi «ajoute à la jurisprudence», explique à Désintox l’avocat en droit social Emmanuel Mauger. Notamment sur un point. Le projet de loi El Khomri définit par exemple les difficultés économiques«par une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires». Or, la baisse du chiffre d’affaires n’a jamais suffi à justifier un licenciement économique. «S’attacher à un seul chiffre n’a jamais été suffisant», poursuit Emmanuel Mauger. La jurisprudence dispose en effet que «la baisse du chiffre d’affaires d’une société ne saurait suffire, dans son principe, à entraîner la conviction du juge quant au caractère réel et sérieux du licenciement contesté». Avec le projet de loi El Khomri, ça suffira désormais.

 

Autre changement par rapport à la jurisprudence : la prise en compte de la situation économique du groupe au niveau national. Jusqu’ici, le juge évaluait les difficultés économiques en fonction du secteur d’activité du groupe auquel l’entreprise appartient. Or, le projet de loi prévoit dorénavant de se limiter au contexte national et non plus à l’ensemble du groupe. Si l’entreprise appartient à un groupe, l’appréciation des difficultés économiques se fait «au niveau du secteur d’activité commun aux entreprises implantées sur le territoire national du groupe auquel elle appartient», stipule le projet de loi.

Aucune baisse de salaire ? L’intox de Manuel Valls (bis)

 

INTOX. Manuel Valls s’y est engagé, dans la même interview au JDD : il n’y aura aucune baisse de salaire. «J’entends dire que les heures supplémentaires ne seront plus majorées. C’est faux. Les heures supplémentaires seront toujours mieux payées que les heures normales. Aucun accord, même majoritaire, ne pourra conduire à une réduction de salaire.»

 

DESINTOX. C’est au moins vite dit. Car le projet de loi prévoit bien d’octroyer la possibilité aux entreprises de moduler la majoration des heures sup', tant que celles-ci continuent d’être payées au moins 10% de plus que les heures classiques. Jusqu’à présent, l’accord de branche permettait déjà de fixer une majoration inférieure à 25%. Mais le projet de loi prévoit que l’accord d’entreprise prime désormais sur l’accord de branche et permette de retenir un taux de majoration inférieur à l’accord de branche. Résultat, un simple accord d’entreprise pourra bien permettre de baisser la majoration des heures sup', ce qui, que Manuel Valls le veuille ou pas, revient à une baisse du salaire. Et ce même si les heures sup restent majorées.

 

Pas de changement dans le discours du gouvernement ? La grosse amnésie d’Emmanuel Macron

 

INTOX. Mardi matin, c’est Emmanuel Macron qui, dans le 7-9 de France Inter, se collait à la défense du projet de loi, en ripolinant quelque peu l’argumentaire avancé jusqu’alors pour défendre le texte.

 

Patrick Cohen : «Question clé de ce texte, que pose ce texte Emmanuel Macron, qu’est-ce qui vous rend certain que faciliter les licenciements ça favorise les embauches ? On dit que c’est peut-être vrai dans les petites entreprises, mais dans les grandes, est-ce que vous ne craignez pas une vague de plans, une sorte d’effet d’aubaine ?»

 

Emmanuel Macron : «Je peux vous dire que ces dernières semaines n’ont pas attendu cette réforme pour nous apporter beaucoup de plans sociaux, avec la même saisonnalité que d’habitude, les grands groupes attendent la fin d’une élection et avant qu’on ouvre une prochaine, pour nous les mettre. Faites la chronique, amusez-vous à faire l’exercice, depuis la fin des régionales et avant que les présidentielles ne s’ouvrent, vous avez les plans sociaux. Ce n’est pas ça que propose ce texte, et le raisonnement qui consiste à dire on va licencier plus facilement donc ça ira mieux, on embauchera plus, ce n’est pas non plus ça la base du raisonnement».

PC : «Ah bon ? On avait compris ça, pardon mais… alors vous avez mal communiqué !»

EM : «Non, je vais vous expliquer»

PC : «Parce que moi j’ai entendu ça et dans la bouche aussi des dirigeants patronaux qui défendent les mesures de ce texte, et certaines des mesures sont directement inspirées des propositions du Medef»

EM : «Mais ils ont l’explication qu’ils veulent…»

PC : «Il y a l’idée que faciliter les licenciements ça favorise les embauches. Ce n’est pas le raisonnement ?»

EM : «Non»


Emmanuel Macron : "Le raisonnement de cette loi… par franceinter

DESINTOX. Emmanuel Macron peut bien affirmer que le gouvernement n’a jamais prétendu que faciliter des licenciements allait créer des embauches, il suffit d’un petit flash-back de deux semaines pour voir que ça a bien été le cas. Et dans la bouche du Premier ministre lui-même.

Sur RTL, Manuel Valls affirmait ainsi le 23 février : «Au fond, ce que nous voulons démontrer, et c’est pour cela que ça va dans le bon sens pour créer de l’emploi, c’est que le chef d’entreprise ne doit plus avoir peur d’embaucher parce qu’il aurait éventuellement peur demain de licencier. Et c’est cette absence de confiance, ou cette crainte, tout simplement, des chefs d’entreprise, c’est ce qu’ils disent : "Nous avons peur d’embaucher parce que c’est très compliqué et si demain nous avons des difficultés, nous ne pourrons pas licencier." Et donc nous mettons cette souplesse, et c’est vrai aussi pour ce qui concerne le barème des indemnités prud’homales, pour donner plus de souplesse aux entreprises. Mais ça veut dire quoi donner plus de souplesse aux entreprises ? C’est leur donner la possibilité d’embaucher davantage. C’est bon pour l’emploi !» Difficile d’être plus clair.

A partir de 9’13

Actuellement, 85% des contrats signés sont des CDD (le gouvernement)


INTOX. C’est un argument déjà entendu, et que le gouvernement (mais aussi François Bayrou épinglé la semaine dernière par Désintox) ressort régulièrement depuis plusieurs semaines : la précarisation de la société, illustrée par la part croissante de CDD dans les nouvelles embauches, impose une réaction. D’où la loi El Khomri. CQFD. Mardi matin, sur France Info, Najat Vallaud-Belkacem expliquait ainsi : «Est ce que tout le monde a en tête le fait que par exemple que plus de 80% des nouveaux contrats qui se signent ne sont pas des CDI. A un moment donné, on a une société, un marché du travail, qui est évolutif, qui a changé et auquel il faut adapter notre législation.»

 

DÉSINTOX. Oui, plus de 80 % du flux des embauches se font aujourd’hui en CDD. Selon les chiffres les plus récents du bureau statistique du ministère du Travail, la Dares, les CDD ont même représenté 85,3 % des embauches au premier trimestre 2015, un taux en croissance quasi continue depuis 2008.

 

Mais cela ne veut pas dire pour autant que le CDD s’est institutionnalisé parmi la population salariée, comme le sous-entend Najat Vallaud Belkacem. Lorsqu’on observe l’ensemble des salariés en poste (et non plus le flux des embauches), le ratio CDD/CDI est exactement inverse : environ 87 % sont en CDI, le reste se partageant entre CDD (10 %) et intérim (3 %). Et ces proportions sont stables depuis quinze ans, comme le montre ce graphique de l’Insee.

 

Des salariés qui restent très majoritairement en CDI, mais des embauches qui ne se font quasiment plus qu’en CDD : comment expliquer ce constat apparemment contradictoire ? C’est d’abord parce que la montée en puissance des contrats à durée déterminée est malgré tout assez récente – ils concernaient moins de 5 % des salariés dans les années 80. Et surtout parce que, ces dernières années, on a vu se multiplier les contrats de très courte durée, qui «gonflent» les chiffres. Depuis le début du XXIe  siècle, le nombre d’embauches en CDD de plus d’un mois est resté relativement stable ; en revanche, celui des CDD de moins d’un mois a explosé (+ 230 %), et plus précisément encore celui des CDD de moins d’une semaine. En partie en raison du développement des CDD d’usage qui permettent de faire échec à la limitation du nombre de renouvellement sur un même poste. Une bonne partie des embauches sont en fait des réembauches, parfois de mêmes salariés, pour le même travail.

 

On ne peut évidemment que déplorer l’institutionnalisation dans certains métiers (notamment ceux du spectacle) de ces contrats courts qui aboutissent à faire exploser la part des CDD dans les embauches… Mais se servir de cette statistique pour laisser à penser qu’une part grandissante des salariés français en poste est aujourd’hui touchée par la précarité – afin de justifier l’urgence d’une réforme – relève en revanche de la tromperie. Car 87 % des salariés français sont bien en CDI. Ce qui en laisse certes 13 % en contrat précaire. Mais ce chiffre-là est inchangé depuis quinze ans.

 

L’utilisation de cette statistique de la part des CDD dans le flux des embauches est de mauvaise foi à un autre titre, sachant que la hausse récente s’explique donc en bonne partie par la recrudescence des CDD d’usage. Or, on voit mal comment la réforme du travail, même en facilitant les licenciements, pourra porter un coup à ce type de contrats qui ne représente aucune – ou si peu — contrainte pour l’employeur.

Quand Léa Salamé joue les relais de com' du gouvernement

INTOX. On a connu l’intervieweuse de France Inter plus virulente. Recevant Clémentine Autain, mardi matin, Lea Salamé a ainsi affirmé, pour prendre le contre-pied de son invitée, que la loi permettrait rien moins que la généralisation du CDI : «Vous dites précarité, le CDI va devenir la règle, est-ce que c’est la précarité ?» (rire de Clémentine Autain)

 

DESINTOX. Certes, Manuel Valls a bien affirmé que le CDI devait«devenir la règle» dans le JDD. De là à penser qu’il suffit de le dire pour que ce soit le cas, il faut une bonne dose de confiance dans le texte de loi. Lequel ne prévoit strictement aucun durcissement du recours au CDD… Las, il faudra probablement plus que l’assouplissement des conditions de licenciements et la fixation d’un barème des indemnités prud’homales pour que le CDI devienne la règle en France.

 

La RATP et la SNCF en grève contre la loi El Khomri ?

INTOX. Invraisemblable ! Sur RTL, lundi soir, Dominique Reynié, professeur des universités à Sciences Po et membre de LR, dénonçait la mobilisation injustifiable des agents de la RATP et de la SNCF contre un projet de loi ne les concernant pas : «Comment on va avancer si sur ce projet de loi qui ne les concerne pas, on a la RATP et la SNCF qui se mettent en grève comme mardi et mercredi ? C’est invraisemblable. En quoi sont-ils concernés ? En rien du tout ! C’est du blocage pur et simple pour empêcher d’avancer.»

 

DESINTOX. Le fait est que les syndicats des deux entreprises ferroviaires ont bien déposé des préavis de grève pour la journée du 9 mars… mais pour des raisons n’ayant rien à voir avec le projet de loi El Khomri. Côté SNCF, les syndicats entendent défendre des conditions de travail de «haut niveau» et réclamer une hausse des salaires. C’est aussi sur ce motif que le même jour, la RATP sera en grève. «Le manque criant de réponses à nos demandes et l’incertitude que vous faites peser sur le devenir des cheminots nous obligent à réagir», écrivent les quatre organisations représentatives du groupe public (CGT, Unsa, SUD, CFDT) dans leur préavis commun. Il suffit de regarder les dates pour s’en assurer. Le Figaro annonçait ainsi dès le 23 février une journée noire dans les transports le 9 mars, deux jours avant que les organisations de jeunes se réunissent pour décider elles aussi de se mobiliser ce jour-là. Contre la loi El Khomri, elles.

Cette confusion advient quelques semaines seulement après une intox similaire, à propos des syndicalistes de Goodyear. Nombre de représentants politiques (dont Manuel Valls) s’étaient ainsi indigné que les agents du RER se mettent en grève. Or, là aussi, il s’agissait d’une collision de dates, les motifs de la grève des conducteurs de trains étant propres à l’entreprise…


QUAND LES OPPOSANTS JOUENT L’INTOX

Vers la semaine de 60 heures ?

INTOX. Les opposants à la réforme ne sont pas manchots non plus, en termes d’intoxication. Sur iTélé, jeudi, Olivier Besancenot déclarait ainsi : «Il y a énormément de choses dans ce projet de loi qui sont absolument néfastes. Et sur le temps de travail, c’est pas une petite affaire. Le temps de travail hebdo, qui est de 48 heures, le faire passer à 60 heures sans recours à l’inspection du travail, c’est pas une petite affaire et ça aura des conséquences sur beaucoup de personnes.»

 

DESINTOX. Indéniablement, le projet de loi modifie plusieurs aspects de la législation en matière de durée du travail… mais pas (ou plus) vraiment sur ce point. La critique du membre du NPA a en effet un petit train de retard. Ce qui est vrai, c’est que l’avant projet de loi qui avait fuité dans le Parisien prévoyait le dépassement du maximum légal des 48 heures, dans la limite des 60 heures, sans recours à l’inspection du travail.

Une version dont le cabinet a assuré, illico après la fuite, qu’elle n’était que temporaire et caduque. Le projet de loi diffusé depuis présente d’ailleurs une écriture différente de l’article :

Cette deuxième version autorise bien les 60 heures, mais en les conditionnant à l’autorisation de l’autorité administrative, soit de l’inspection du travail, contrairement à ce que dit Olivier Besancenot.

Au final, la nouvelle mouture du projet ne s’éloigne en réalité guère de la situation existante. Actuellement, l’article 3121-35 du code du travail autorise déjà la semaine de 60 heures, dans des circonstances exceptionnelles, pour certaines entreprises.

Et au milieu du débat… la tarte à la crème de la semaine suédoise à 30 heures

 

INTOX. Sur RTL, Caroline de Haas, une des principales opposantes au texte du gouvernement a confronté l’orientation de la réforme à ce qui se fait ailleurs en Europe : «Prenons exemple sur la Suède, ils ont un taux de chômage qui est intéressant. Prenons exemple, ils sont passés aux 30 heures par semaine. Pourquoi c’est pas cette réforme que propose M. Valls ? En Suède, ils ont baissé le taux de chômage en passant à 30 heures par semaine».

 

DESINTOX. C’est une règle inscrite dans l’airain du débat politique : la comparaison internationale rime le plus souvent avec n’importe quoi. A 7,9% en 2014, le taux de chômage en Suède est en effet inférieur à celui de la France. Mais pour arriver à un tel résultat, le royaume scandinave n’a jamais mis en œuvre une quelconque réforme sur la durée du travail. Le mythe de la semaine de 30 heures (ou de 32 heures, c’est selon) a commencé à circuler en novembre 2015, quand plusieurs articles de presse relatent une initiative suédoise : la mairie de Göteborg a décidé de tester la journée de six heures… Mais l’expérience ne concerne que certains salariés d’une maison de retraite de la ville. L’initiative, censée durer un an, a été prolongée jusqu’au début 2017. Elle vise à mesurer l’effet de la durée du travail sur la santé des salariés, et leur qualité de vie explique à Désintox la mairie de Göteborg. Aucun rapport avec le chômage.

Plusieurs médias, dont le Guardian et Libérationse sont fait l’écho de cette expérience notant que des entreprises privées avaient elles aussi baissé la durée de travail de leurs salariés. Notamment le garage Toyota de cette même ville. Aussitôt, ce qui n’était qu’un test s’est transformé pour certains en généralité : l’ensemble de la Suède serait passé à la journée de 6 h. L’idée reçue s’est tellement propagée qu’un grand quotidien du pays a recensé les articles du monde entier rendant compte de ce «mythe».

En Suède, il n’existe pas de durée minimale du travail. Mais la durée maximale est de 40 heures par semaine et «en principe les conditions de chaque lieu de travail devraient être suffisamment bonnes pour autoriser une semaine de 40 heures», explique le ministère du travail.«Une journée de six heures est inhabituelle», conclut-il.

 

Source : http://www.liberation.fr/desintox/2016/03/09/la-loi-el-khomri-intox-a-gogo_1438026