Des visages et des mots sur la souffrance au travail

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Lorsque le journal Alternative libertaire lui commande une chronique mensuelle sur la question du travail, la psychologue du travail et psychanalyste Lise Gaignard ne sait pas vraiment comment s’y prendre. « Je ne savais pas, au fond, comment écrire dans un journal militant autrement qu’en donnant l’accès à des entretiens avec des personnes qu’on avait adressées à mon cabinet pour “souffrance au travail” ». C’est donc ce qu’elle fait : entre 2007 et 2014, elle rédige des chroniques à partir des notes prises lors de ces entretiens.

Les prénoms sont modifiés, pas les discours : « aucune parole ou quasi n’est ajoutée : les termes sont ceux des patients ». Aujourd’hui, ces textes sont réunis dans un ouvrage, Chroniques du travail aliéné. Sans artifice, ces récits mettent des visages et des mots sur la souffrance au travail. Il y a Rémy, gestionnaire de stock dans une entreprise en situation de crise. Atteint de migraines, il ne dort plus, souffre de nausées.

« Il y a quelques années, j’allais volontiers au travail; aujourd’hui, je ne suis plus du tout convaincu. J’essaie de réagir, mais parfois je suis à bout. J’ai cinquante-deux ans, je suis dans une entreprise théoriquement sur le point d’être vendue... Ça fait des mois que ça dure ». François, ingénieur concepteur, qui n’accepte plus de mentir. Alors quand son supérieur lui demande de partir dans l’usine d’un client en Chine, pour remplacer des pièces fissurées en douce sans que le client s’en aperçoive, il craque et refuse. Depuis, il est placardisé. « Je vois un psychothérapeute toutes les semaines, contre une dépression qui dure depuis un an. Je prends des médicaments assez forts, mais je voudrais arrêter, comprendre ce qui m’arrive. »

 

« Aujourd’hui j’ai un peu plus de cinquante ans, et quand je me retourne,
je vois que j’ai bossé comme un con » ( Armand, un responsable financier)

 

 

André, chef cuisinier dans un hôpital de banlieue, déprimé par le renforcement des normes d’hygiène, simple prétexte pour faire des économies. « J’ai un euro quatre-vingt-dix par jour et par personne : qu’est-ce que vous voulez faire avec ça ? Cette année, à Pâques, je n’ai même pas pu mettre le petit œuf en chocolat sur l’assiette. Pourtant, les vieux, ça leur faisait plaisir… » Ou encore Armand, un responsable financier, qui, après avoir bossé dur toute une vie, vantant même la « surqualité du travail » comme sa valeur principale, doit abandonner son enthousiasme après le rachat de sa banque par un grand groupe étranger : désormais, il subit une pression folle, perd son logement de fonction et est rétrogradé. « Aujourd’hui j’ai un peu plus de cinquante ans, et quand je me retourne, je vois que j’ai bossé comme un con. »

 

Ce sont essentiellement des cadres et de professions intermédiaires qu’a reçu Lise Gaignard dans son cabinet. Les secteurs sont variés, ainsi que les parcours, mais ils partagent tous cette souffrance : « quelque chose est arrivé qui les a mis hors course, les yeux dessillés. C’est ce moment de la prise de conscience, quand ils envisagent leur compromission dans le système néolibéral à s’en rendre malade, que Lise Gaignard saisit ici sur le vif », explique dans sa préface la professeure de psychologie sociale à l’université de Paris 13, Pascale Molinier.

 

Pour conclure l’ouvrage, Lise Gaignard écrit sa propre chronique. Elle se glisse dans la peau de Marie-Louise, psychologue portant un regard sévère sur la gestion de la souffrance au travail : aujourd’hui, les métiers qui détruisent les corps sont toujours les moins bien rémunérés, et pourtant, on s’intéresse peu aux conditions des moins bien lotis. « Que regarde-t-on actuellement du côté du travail? Les malheureux de cet opérateur téléphonique historique déçus de leur “mobilité forcée” qui les rendrait un peu plus fous chaque jour, par exemple ». Et en même temps, que sait-on « des états d’âme des cueilleurs et autres nettoyeuses de l’ombre pendant qu’on met plein feux sur les dépressions des cadres et des ingénieurs? »


Pire encore, le recours au psychologue se fait au détriment d’une représentation politique de la souffrance au travail, certains sections syndicales croyant répondre au malaise en exigeant des psychologues en ligne en permanence et des tickets psy. « Jusqu’où irons-nous dans cette « psychologisation » dépolitisante ?»


02/12/2015
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