Contrats précaires : le mauvais procès fait à l’assurance chômage
L’« explosion » des contrats courts, mise en avant par les économistes libéraux et le ministère du Travail pour justifier la réduction des allocations chômage, ne résiste pas à l’examen des chiffres, comme en témoignent plusieurs études et enquêtes de terrain. Décryptage en cinq points.
L’assurance chômage a bon dos. Elle est dans le collimateur du gouvernement et de certains économistes libéraux, qui n’hésitent pas à l’accuser de tous les maux. Que lui reproche-t-on ? D’être trop généreuse et de coûter cher, c’est un refrain connu. D’inciter les chômeurs à se la couler douce, ça aussi on l’a déjà entendu.
Alors que le sort de l’assurance chômage est aujourd’hui entre les mains du Conseil d’Etat, un autre grief, moins repris mais tout aussi ancien, est à nouveau venu s’ajouter à la liste : le régime d’assurance chômage serait « devenu une machine à fabriquer de la précarité ». Rien de moins ! Ce sont les économistes Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo et François Fontaine qui le (re)disent, dans une tribune publiée par Le Monde le 9 mai.
Ils mettent notamment en cause le système d’activité réduite, qui permet de travailler (un peu) tout en étant indemnisé. Mais aussi l’ouverture des droits dès quatre mois de travail, la règle du « un jour travaillé vaut un jour indemnisé », le système des droits rechargeables1 , ainsi que le mode de calcul de l’allocation qui serait très favorable aux contrats courts. Autant dire qu’il ne reste plus grand-chose qui trouve grâce à leurs yeux dans le fonctionnement de l’Unédic. « Ce système a favorisé l’explosion des emplois précaires », professent-ils.
Si cette charge se cantonnait au cénacle de quelques experts habitués à casser du sucre sur le dos de l’Etat-providence, ça ne serait pas bien grave. Le problème est que cette antienne est reprise en boucle par la ministre du Travail Elisabeth Borne et, avant elle, Muriel Pénicaud, pour défendre la réforme très contestée de l’assurance chômage. C’est même cet argument qui a justifié à l’origine ce texte décrié.
Le raisonnement est le suivant : les règles de l’assurance chômage subventionneraient indirectement la multiplication des emplois très courts. Les employeurs y trouveraient leur compte, car cela leur permettrait d’entretenir à peu de frais une armée de réserve, en externalisant les coûts sur la collectivité.
Quant aux salariés abonnés aux CDD, ils seraient incités à rester dans la précarité, car les allocations chômage rendraient leur sort plus acceptable. Pire, ils sont soupçonnés d’instrumentaliser le système et de calculer précisément le nombre d’heures de travail dont ils ont besoin pour avoir droit aux indemnités. Cette stratégie d’optimisation des règles les pousserait à refuser des emplois pérennes.
D’où la nécessité de réduire drastiquement le montant des allocations des « permittents », ceux qui alternent périodes d’emploi et de chômage, et de taxer les contrats très courts pour inciter les employeurs à proposer des emplois plus stables. C’est précisément ce que prévoit de faire la réforme de l’assurance chômage, qui doit entrer pleinement en vigueur le 1er juillet.
Sauf que ce raisonnement ne tient pas la route, comme vient de le confirmer la publication simultanée de quatre gros rapports de recherche sur les contrats courts, qui battent en brèche de nombreuses idées reçues.
Ces études ont été commanditées par la Dares, le service des études du ministère du Travail, à différents laboratoires de recherche. A la différence des travaux d’économistes comme Pierre Cahuc, qui se contentent de faire tourner des modèles économétriques abstraits, ici l’accent a été mis sur une approche méthodologique qualitative (entretiens auprès de salariés, d’employeurs, d’acteurs institutionnels). C’était une demande explicite de la Dares, qui souhaitait par là obtenir des connaissances plus fines, au-delà des grandes données statistiques existantes, sur les réalités recouvertes par le recours aux contrats courts.
Et ce qui est remarquable, c’est la très grande convergence de résultats des quatre rapports, ayant pourtant tous choisi d’aborder la question sous un angle différent.
Les contrats courts ont-ils vraiment « explosé » ?
Pour la ministre du Travail, ça ne fait aucun doute : « On a eu une augmentation de 250 % en dix ans des CDD de moins d’un mois », affirme-t-elle sur LCI, le 23 avril. 250 % : un chiffre impressionnant qu’Elisabeth Borne a répété dans le quotidien La Croix le 6 mai, à l’Assemblée nationale le 25 mai, ou encore le 27 avril sur BFM TV. Et la liste est non exhaustive. Mais répéter un fait ne veut pas dire qu’il est vrai. Et en l’occurrence, on est bien en peine pour trouver trace d’une telle « explosion » dans les statistiques disponibles.
En dix ans, les contrats de moins d’un mois ont donc été multipliés par un peu plus de 2,5. Pour autant, 2,5 fois, ça ne fait pas une hausse de 250 % mais de 150 % !Twitter
Contacté par Alternatives Economiques pour savoir quelle était la source de ces fameux 250 %, le service de presse de la ministre a botté en touche et n’a pas répondu à notre question.
Et pour cause : il y a fort à parier qu’Elisabeth Borne se base sur les chiffres des mouvements de main-d’œuvre publiés par la Dares, le service statistique de son ministère, qui recensent les CDD arrivés à terme de moins d’un mois. Sauf que depuis dix ans, ces CDD de moins d’un mois ont augmenté de 73 %. Si on fait abstraction de 2020, qui est une année particulière, Covid oblige, le nombre de ces contrats précaires est passé de 6,5 millions en 2009 à 16,8 millions en 2019. En dix ans, ils ont donc été multipliés par un peu plus de 2,5. Pour autant, 2,5 fois, ça ne fait pas une hausse de 250 % mais de 150 % !
Certes, une telle augmentation n’est pas négligeable. Mais cela ne nous dit pas si les CDD courts ont augmenté plus fortement que les autres types d’emploi. Pour le savoir, il faut mobiliser une autre source : l’Acoss, qui se base sur les déclarations préalables à l’embauche des employeurs. La part des CDD courts dans l’ensemble des déclarations d’embauche a augmenté depuis le début des années 2000, passant de 49 % à 67 % fin 2019. Une hausse significative, mais pas spectaculaire. Surtout, le gros de cette augmentation a eu lieu entre 2000 et 2014. Depuis, la part des embauches en contrats courts est en baisse. De quoi relativiser le discours alarmiste de la ministre.
En réalité, il n’y a pas forcément plus de salariés qui basculent dans la précarité, mais la durée moyenne des CDD courts s’est raccourcie.
« Les CDD courts ne concernent qu’un nombre réduit de salariés (1 %) dont le contrat est fréquemment renouvelé », précise une note de synthèse de la Dares. « Ainsi, parmi les embauches en CDD de moins d’un mois, 84 % sont des réembauches chez un ancien employeur. »
Dit autrement, le taux de rotation s’est accéléré. Les précaires sont plus précaires, mais pas beaucoup plus nombreux.