Charge mentale : comment s'en libérer ?
Charge mentale : comment s'en libérer ?
Penser à anticiper, calculer, déléguer… Toutes ces tâches quotidiennes liées à la gestion du foyer alourdissent la déjà longue “to do list” des femmes. C’est ça, la fameuse charge mentale ! Ses racines sont aussi profondes que multiples, mais des pistes existent pour l’enrayer.
Travailler sur un dossier important tout en pensant au menu du dîner, amener les enfants à une activité extrascolaire tout en répondant à des emails professionnels et en prévoyant un prochain rendez-vous médical... Nous semblons tous mener de front plusieurs vies. C'est cela la charge mentale. Originellement décrite en sociologie du travail, elle met aujourd'hui des mots sur un phénomène qui n'en est plus un tant il s'est démocratisé : notre nécessité de devoir anticiper toutes les charges de notre quotidien, de devoir coexister dans plusieurs mondes (professionnel, personnel et familial) à la fois... au risque parfois de nous laisser déborder. Et quand la charge mentale bascule dans la surcharge, s'accompagnant alors parfois de symptômes comme une grande fatigue, des troubles du sommeil ou encore une hyperémotivité, c'est le burn-out qui nous guette.
D'où l'intérêt d'apprendre à gérer cette charge certes invisible, mais si retentissante sur notre bien-être. S'il existe des facteurs externes qui peuvent favoriser cette bascule et sur lesquels nous avons peu de prise (isolement, harcèlement professionnel, etc.), le cheminement vers le burn-out peut également être facilité par nos comportements, nos modes de fonctionnement et même notre personnalité. Et c'est justement sur ces facteurs internes, qui, pour leurs raisons propres, nous poussent à nous "mettre la pression", que nous pouvons agir.
Qu'est-ce qui pèse le plus dans votre charge mentale ? Par quels ressorts pouvez-vous l'alléger afin d'éviter la saturation ? Ces quelques questions pourront vous aider à évaluer les facteurs les plus influents dans votre mode de fonctionnement et vous orienter vers des exercices simples pour (re)trouver un rythme quotidien plus serein.
Petit saut en arrière. Mai 2017 Sortie de la BD Fallait demander. En une nuit, les dessins d’Emma sont partagés plus de vingt-cinq mille fois sur Facebook. L’objet de cet incroyable buzz ? La charge mentale. Une planche, devenue culte, résume le propos. « T’as pas fait la vaisselle ? » demande-t-elle face à l’évier débordant. « Bah, tu m’as pas demandé », répond il depuis la pièce voisine. Dans son livre La Charge mentale des femmes… et celle des hommes, la psychiatre Aurélia Schneider (encadré ci-dessous) rappelle que, « en 1984, la sociologue française Monique Haicault évoque le concept et développe la notion de “deux univers, l’univers professionnel et l’univers domestique, qui coexistent et empiètent l’un sur l’autre”. Elle définit la charge mentale comme le fait de devoir penser à un domaine alors qu’on se trouve physiquement dans l’autre ».
Savoir (se) dire stop
En résumé, c’est, pour Emma, « le fait de toujours devoir y penser. Penser à ajouter les Coton-Tige à la liste de courses, que c’est le dernier jour pour commander le panier de légumes de la semaine et qu’on est en retard pour les étrennes du gardien. Alors, quand on demande aux femmes de faire tout ce travail d’organisation, et en même temps d’en exécuter une grande partie, ça représente au final 75 % du boulot ».
Pendant des mois, la charge mentale alimente les discussions, les tribunes, les articles de conseils. Au final, les solutions qui émergent sont très majoritairement adressées aux femmes. Dans la boîte à outils, on trouve, pêle-mêle, des méthodes pour négocier, des conseils pratiques pour en faire moins, des stratégies pour éveiller la conscience des partenaires (mais sans leur faire la guerre ni les culpabiliser, ce serait contre-productif). Tout n’est pas à jeter, loin de là. Savoir (se) dire stop est la première mesure de survie à adopter, soit laisser l’autre faire à sa façon et lutter contre sa culpabilité et sa propension à cocher toutes les cases (bonne mère, bonne épouse, bonne amante, bonne professionnelle). Mais ce qui est doublement dérangeant dans le débat médiatique et les réponses apportées, c’est que, d’une part, les hommes n’ont pas été directement interpellés, comme si leur responsabilité n’était pas à interroger, et que, d’autre part, le problème réduit à sa dimension psychologique, restant de ce fait confiné dans la sphère privée, se résume à une histoire de communication et d’arrangements dans le couple.
Dans l’inconscient collectif, l’espace domestique demeure donc un espace naturellement féminin. C’est ce que constate Christine Castelain Meunier, sociologue au CNRS : « Le féminin est en effet toujours relié, et ce depuis des millénaires, à la sphère privée, à la famille, à l’éducation des enfants. La femme est associée à l’univers de la reproduction, et l’homme, à celui de la production. Alors même que les femmes se sont individualisées, ces représentations hiérarchisées perdurent. » La psychanalyste Etty Buzyn, auteure de Quand les mères craquent (Leduc.s éditions), enfonce le clou : « Comme il existe un déterminisme féminin pour ce qui est de la grossesse et de l’allaitement, il s’est produit un glissement auquel ont participé les femmes et qui arrange bien les hommes, c’est celui de la féminisation de l’expertise domestique. » Conçue pour concevoir, la femme l’est donc aussi pour s’occuper des enfants et de la gestion foyer. On commence à comprendre pourquoi le problème de la charge mentale n’est que l’arbre qui cache la forêt de l’inégalité entre les sexes, dont celle de la répartition des tâches domestiques est un symptôme. Selon l’Observatoire des inégalités, les femmes consacrent en moyenne trois heures vingt-six par jour aux tâches domestiques, contre deux heures pour les hommes. En onze ans, le temps moyen journalier consacré par les femmes au travail dans le foyer n’a baissé que de vingt-deux minutes, tandis que celui des hommes a augmenté… d’une minute ! « Au rythme actuel, il faudrait des décennies pour arriver à l’équilibre en termes de partage des tâches au sein du couple », conclut sobrement le rapport.
Pour Olivia Gazalé, auteure du Mythe de la virilité (Robert Laffont), la racine du problème se trouve non seulement dans la naturalisation, l’essentialisation des qualités féminines et masculines, mais aussi dans leur hiérarchisation. À l’homme, l’extérieur, la combativité, l’audace, l’innovation ; à la femme, l’intérieur, la douceur, le soin, la préservation. À l’homme, le sacré, le pur, l’art ; à la femme, le profane, l’impur et l’artisanat. Pour la philosophe, une spécificité physiologique est à l’origine de la restriction et de la dévalorisation du féminin : le sang. Celui qui s’écoule tous les mois en dehors de la volonté des femmes. Cette perte, non maîtrisable, a été assimilée à de la passivité par les hommes, qui ont construit le mythe de leur virilité en opposition : la maîtrise, l’agressivité, la conquête. « C’est ainsi que s’est construite l’idée qu’il y aurait une continuité entre la nature et la culture, et une supériorité de l’extérieur sur l’intérieur, donc une supériorité de l’homme sur la femme », développe Olivia Gazalé.
Déconstruire les croyances
Le sang comme motif déterminant de la division sexuelle du travail était la thèse développée par l’anthropologue Alain Testart dans L’Amazone et la Cuisinière (Gallimard). Un sang investi de toutes les croyances, de tous les fantasmes par les hommes, et qui justifie que les femmes soient retenues à l’intérieur et tenues éloignées des tâches nobles : religion, art, guerre. De siècle en siècle, perdure ainsi la croyance que le féminin se caractérise par une faiblesse, une impureté et une expertise innée : la maternité et la gestion du foyer. Ce glissement pervers, qui fait passer de la culture à la nature, est ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle « le processus de déshistoricisation », terreau de la domination masculine pour reprendre son expression. Françoise Héritier, de son côté, constatait en tant qu’anthropologue que la distinction entre féminin et masculin était universelle et que, partout et à toutes les époques, le masculin était considéré comme supérieur. Aussi étonnante qu’elle soit, cette croyance est encore très prégnante dans nos sociétés postmodernes. Raison pour laquelle les hommes n’ont aucune envie de s’approprier des comportements et des qualités que la société dans son ensemble considère encore comme spécifiquement féminines, donc inférieures. À penser et à prendre en charge le ménage et les courses, l’homme perdrait, consciemment ou pas, de sa noblesse, de sa virilité. Rien d’étonnant en revanche à ce que les femmes trouvent normal, dans leur immense majorité, d’entamer une deuxième journée de travail en rentrant chez elles le soir. Selon Etty Buzyn, cette docilité s’explique également par le fait que « leur salaire est toujours considéré, y compris par elles, comme un complément. Le fait de gagner moins donne du pouvoir à l’homme, qui peut justifier sa participation moindre aux tâches domestiques par le fait qu’il est le pilier économique de la famille ou du couple ». Rappelons que l’écart de salaire est en moyenne de 20 % entre les hommes et les femmes. On le voit, la charge mentale des femmes n’est pas qu’une question privée, elle ne peut à ce titre être laissée à la seule appréciation des couples et de leur capacité à s’entendre et à se respecter. Elle repose sur des croyances à déconstruire, des représentations à reconstruire, et une organisation politique et sociale à questionner et à réinventer. Sur le plan personnel, elle exige de la part des femmes : une prise de conscience individuelle du poids de cette charge et de ses conséquences (santé, carrière…), une volonté d’en finir avec un féminin sacrificiel, perfectionniste, culpabilisé et en attente, plus ou moins consciente, de la validation masculine, ainsi que le courage de dire qu’il ne s’agit pas de se faire aider mais de « faire tourner à deux la maison ». Du côté des hommes : l’allègement de la charge mentale de leur compagne exige qu’ils prennent conscience qu’une répartition égalitaire des tâches relève de la justice et non de la gentillesse ou de la générosité.
Abolir les inégalités salariales
À ce propos, Etty Buzyn pointe une « immaturité masculine » largement partagée, qui conduit l’homme à passer de la mère à l’épouse, et à attendre de la seconde les mêmes agréments que ceux que lui a dispensés la première. L’évolution passe donc par l’éducation. Dans son livre Ces femmes qui en font trop (Pocket), la psychologue Catherine Serrurier décrit des mères qui, « souterrainement sexistes, sont persuadées à la fois de la supériorité morale des porteurs de pénis et de leur handicap “génétique” en sciences ménagères. Des mères convaincues de la nécessité d’épargner aux garçons les tâches grossières pour qu’ils puissent se développer et donner toute leur mesure d’homme ». Traiter en égaux fils et filles devant les tâches domestiques est le b.a.-ba de toute éducation basée sur la parité.
Pour les experts consultés, l’école a également un rôle primordial à jouer. « Il faut former les formateurs, soutient Olivia Gazalé. Les seules résistances étant idéologiques, culturelles et non naturelles, l’école doit contribuer à faire tomber les préjugés et à modifier les jeux de rôles. » Christine Castelain Meunier avance qu’il faut baptiser l’« école maternelle » autrement, et favoriser la masculinisation des professeurs du primaire et du collège afin que la lutte contre les stéréotypes soit incarnée par des hommes auxquels les garçons peuvent s’identifier : « Laver les objets, les ranger, jouer avec les couleurs… C’est très tôt, dès la maternelle, que l’on peut, dans l’action, faire évoluer les mentalités. » Comme Christine Castelain Meunier, Etty Buzyn et Olivia Gazalé plaident en faveur d’une réforme du congé paternité, de l’abolition des inégalités salariales et de la lutte contre l’essentialisation des qualités, notamment lorsqu’il s’agit d’orientation professionnelle. « Quand une infirmière fait preuve d’empathie et de douceur avec un patient, elle ne puise pas dans sa féminité mais dans son humanité », résume Olivia Gazalé. De même pour un homme qui fait preuve de courage, moral ou physique. Laissons le mot de la fin à Simone de Beauvoir, dans La Femme indépendante (Gallimard, “Folio”) : « C’est au sein du monde donné qu’il appartient à l’homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour remporter cette suprême victoire, il est entre autres nécessaire que, par-delà leurs différenciations naturelles, hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité. » Ou leur sororité.
Le choc de la “did list”
Aurélia Schneider, psychiatre, établit « un lien entre le comptage implicite, hormonal, subtil et permanent dès la puberté jusqu’à la ménopause, et le comptage permanent quotidien, explicite et visible ». Ce comptage serait pour elle « la partie physiologique de la charge mentale de la femme, qui compte naturellement tout ce qui est en rapport avec la vie. Dès lors qu’elle est en mesure de donner la vie, qu’elle soit mère ou non, elle compte ». Cette anticipation permanente pousserait les femmes à dresser d’interminables to do lists. La psychiatre propose, comme antidote en forme de prise de conscience, de dresser régulièrement une did list : la liste exacte de toutes les choses effectuées dans la journée. Elle précise que la lecture de cette liste provoque un petit choc. « C’est seulement en écrivant que l’on réalise les aberrations qui constituent notre vie et qui, pourtant, paraissent tout à fait banales au quotidien », affirme-t-elle.
La Charge mentale des femmes… et celle des hommes d’Aurélia Schneider (Larousse, 260 p., 14,95 €).
Fallait demander !
Le volume 2 de la bande dessinée Un autre regard d’Emma (Massot éditions) aborde la charge mentale qui pèse sur les femmes. Mais aussi l’inégalité entre hommes et femmes, notamment dans la répartition des tâches ménagères. Cette vignette en est extraite.
L’allongement du congé paternité, une priorité
Les jeunes pères français peuvent lorgner avec envie du côté des pays scandinaves. En Suède, le gouvernement envisage de prolonger la durée minimale du congé paternité de trois à cinq mois pour alléger la charge qui pèse sur les mères. En France, les pères disposent d’un congé de paternité de onze jours consécutifs au plus pour la naissance d’un enfant, et de dix-huit jours consécutifs au plus pour une naissance multiple. Pour la psychanalyste Etty Buzyn, spécialisée dans la petite enfance, les pères devraient disposer d’au moins un mois : « Je suis pour que les congés ne soient pas pris au même moment par le père et par la mère. D’abord parce que cela permettra au père de trouver sa place et d’avoir une relation privilégiée avec le bébé en jouant son rôle de père à temps plein ; ensuite parce que vivre les besoins de l’enfant et les satisfaire sans le recours à la mère responsabilise ; enfin parce que gérer seul l’intendance renforce l’implication dans ces tâches en augmentant le sentiment de confiance en soi. »
Selon l’Observatoire des inégalités, une réforme du congé paternité aurait également pour conséquence de faire avancer la parité au travail. La maternité et les congés (seize semaines) qu’elle entraîne étant trop souvent pour les femmes un frein à leur carrière et l’une des explications de l’écart des salaires entre elles et les hommes. Deux tiers des hommes profitent aujourd’hui du congé de onze jours, la réticence du tiers restant est essentiellement d’ordre financier. Autre frein : la persistance d’une culture d’entreprise peu favorable. Comme le rappelle Cédric Rio, chargé de mission à l’Observatoire des inégalités, « le monde du travail a été créé par les hommes pour les hommes, ils doivent être les premiers à s’impliquer s’ils veulent que les choses changent ».
Source : Psychologies.com