Face à la vague de chômage qui se profile, l’état de santé alarmant des agents de Pôle emploi
Comment faire face à l’afflux de chômeurs qui s’annonce ? Et comment expliquer à un demandeur d’emploi que son indemnité sera réduite de moitié ? Ces questions angoissent nombre d’agents de Pôle emploi, à l’heure où l’on reparle de la réforme du chômage, qui prévoit de durcir les conditions d’accès à l’indemnisation. Malmenés depuis dix ans par des restructurations en cascade, sidérés par les politiques de plus en plus discriminatoires envers les chômeurs, les agents de Pôle emploi ne vont pas bien. Certains sont épuisés, beaucoup veulent quitter leur boulot. Alors que le pire reste à venir : la Banque de France prévoit la destruction de près d’un million d’emplois d’ici 2021, avec un taux de chômage qui dépasserait les 11 % !
« Les collègues n’arrivent plus à dormir, ils ont des migraines, tombent malades »
« Les collègues n’arrivent plus à dormir, ils ont des migraines, tombent malades, viennent au travail la boule au ventre, la situation est vraiment tendue », rapporte Lakhdar Ramdani, agent pôle emploi et délégué syndical CGT. « Ils sont d’autant plus mal que dans le cadre de la réforme, on les a prévenus que des vigiles allaient être recrutés au niveau de l’accueil, pour gérer les situations difficiles », complète sa collègue Catherine Barbier, ancienne déléguée syndicale de Pôle emploi à Saint-Malo. Programmée pour le 1er avril 2020, la réforme qui va entraîner une diminution brutale du revenu des personnes au chômage a été suspendue à cause de la crise sanitaire. Elle devrait finalement entrer en vigueur le 1er septembre. « Ajoutons, précise Chantal Rublon, responsable régionale de la CGT Pôle emploi Bretagne, qu’au regard de l’augmentation du taux de chômage, la montée en charge de l’activité va être exponentielle dans les prochaines semaines. »
S’il s’accroît avec les violentes réformes entreprises par les équipes de Emmanuel Macron, et les prévisions de crise économique, le mal être des agents de Pôle emploi n’est pas nouveau. Il rampe dans les couloirs de l’établissement public administratif (EPA) depuis plus de dix ans, quand l’État a décidé de fusionner l’ANPE – qui accompagnait les chômeurs dans leur recherche d’emploi, et les Assedic – qui avaient en charge leur indemnisation. Pour coller au souhait de la « double compétence », chère à la direction, les agents sont alors sommés d’apprendre au pas de course un nouveau métier, qui s’ajoute bien souvent au premier, sans qu’aucun moyen supplémentaire ne leur soit accordé, avec des formations trop sommaires. Le tout dans un contexte de crise (nous sommes un an après 2008), « qui n’avait pas été anticipé et qui a fait peser sur les agents une pression supplémentaire », avait reconnu le directeur de l’agence Jean-Paul Alduy en 2011 [1].
« Une saisie mal faite peut déboucher sur la radiation d’un demandeur d’emploi »
La numérisation grandissante, vendue comme une promesse de gain de temps, aboutit bien souvent à l’extrême inverse car ici, comme ailleurs, ça rame, ça plante, ça bloque, et ça fait perdre un temps précieux à tout le monde. C’est d’autant plus compliqué à gérer que les logiciels changent très souvent, sans que personne ne soit correctement formé pour les utiliser. Il arrive régulièrement que les agents découvrent des applications en même temps que les demandeurs d’emploi qu’ils reçoivent. « Cela ne fait pas très professionnel », regrette Aurélie, agente depuis plus de dix ans et syndiquée à Sud. « C’est très stressant, complète Erwan, qui travaille également depuis dix ans dans une agence bretonne. Une saisie mal faite peut déboucher sur un avertissement pour le demandeur d’emploi, voire sur sa radiation… »
Cette impression d’incompétence est mauvaise pour la santé, et la façon dont la dernière réforme a dû être avalée par les agents n’augure rien de bon. Après une journée de e-learning, les agents vont se retrouver en face de chômeurs qui exigent des réponses précises, alors qu’eux ne peuvent délivrer que des approximations. « Les gens ne se contentent pas de généralités, détaille Aurélie. C’est là notre difficulté. S’ils reprennent une activité avant l’épuisement de leurs droits, est-ce qu’ils ne risquent pas d’avoir encore moins de revenus ? Et s’ils partent en formation, qu’est-ce qui se passe ? Parfois, nous ne pouvons rien leur répondre. » Erwan confie : « Nous avons vraiment peur de nous tromper, et de briser cette relation de confiance que nous avons avec les demandeurs d’emploi, et qui est si importante ».
Pour Gisèle, cette relation s’est « brisée » au fil des années et des attaques de plus en plus violentes contre les chômeurs. « Certains ont peur de nous et disent qu’on peut leur couper les allocations, alors que pas du tout, nous sommes là pour les aider, justement. Enfin, nous étions là pour ça… » « On a changé de logique, remarque Irène, au sein du service public de l’emploi depuis vingt ans. On a le sentiment d’être dans une gare de triage et de ne pas avoir le temps d’accompagner les gens. On gère l’urgence. » « On est passé d’un service public à une gestion chiffrée, résume Renaud Fréchin, avocat dans le Sud-Ouest de plusieurs agents en conflit avec leur direction. La pression est très forte. Les indicateurs sont omniprésents. Tout le travail est organisé autour de ces indicateurs. » Nombre d’annonces émises, taux de réponse aux mails ou de réception à l’accueil : ces indicateurs uniquement chiffrés ne rendent pas compte de la qualité du travail – et de l’accompagnement – et sont source de manipulation.
Vente forcée de coaching et trucage de chiffres
Certains agents se retrouvent ainsi à faire de la « vente forcée » sur telles ou telles prestations de coaching « parce qu’il faut remplir des cases », alors même qu’ils savent très bien que ce n’est pas ce dont les gens ont besoin. Les demandeurs d’emploi deviennent secondaires, effacés par le besoin de performance chiffrée de l’institution, qui n’hésite pas à tricher si besoin. Benoît, qui a travaillé cinq ans dans une agence du Sud-Ouest, rapporte ainsi avoir participé à un vaste système de trucage de chiffres, qui a fini par avoir raison de lui. « Il fallait que l’on ait le plus gros volume d’offres possible, explique-t-il. Le mieux, c’était les offres en "pré-sélection". Celles pour lesquelles nous présentions aux entreprises des candidats pré-sélectionnés. »
Pour gonfler cet indicateur jugé primordial, les agents de Pôle emploi intègrent des personnes recrutées sans leur intervention. Comment ? « Soit on demandait aux entreprises de nous donner les noms des personnes recrutées, soit on rentrait les données qui figuraient sur les déclarations préalables à l’embauche (DPAE). Pendant plusieurs mois, notre direction avait, semble-t-il, accès à ces DPAE sans que l’on sache comment. » À un moment donné, cette transmission des DPAE s’est arrêtée. Les agents ont alors fait des copier/coller des mois précédents pour alimenter les tableaux de statistiques. Ce système généralisé de faux-semblant a peu à peu anéanti Benoît, qui est resté en arrêt maladie pendant plusieurs mois avant d’être licencié pour inaptitude en février 2019.
Benoît se dit « ecœuré » par la réalité du travail à Pôle emploi, si éloigné de ce qui était au centre de ses préoccupations quand il a intégré cette institution, à savoir « l’accompagnement des chômeurs, et en particulier les plus précaires d’entre eux ». Cette souffrance des plus engagés dans leur travail dure depuis des années. En 2012 déjà, à la demande du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des experts ayant enquêté au sein de plusieurs dizaines d’agences relevaient « des situations de conflits de valeurs particulièrement nuisibles pour la santé », avec des agents qui ne trouvaient plus de sens à leur métier. Ceux-ci évoquaient déjà des « sentiments de honte vis-à-vis du fait de travailler à Pôle Emploi et/ou vis-à-vis du demandeur d’emploi ».
« Je pense à ces femmes seules, mères célibataires, il y en a beaucoup à Pôle emploi »
« J’ai treize demandeurs d’emploi à voir en une demi-journée pour vingt minutes chacun ! Si on en convoque moins de dix, on se fait remonter les bretelles ! », témoignait alors un conseiller. « Les portefeuilles de demandeurs d’emploi sont extrêmement remplis : entre 150 et 300 demandeurs d’emploi pour un agent à temps plein », cite le rapport qui signale un épuisement « alarmant » des personnels, avec « un sentiment d’être débordé, submergé, broyé ». En 2020, les portefeuilles sont encore plus fournis [2]. « Certains collègues badgent après leur arrivée, ils sautent leur déjeuner, ils restent jusqu’à 19h, ils ne prennent pas trop de congés, sinon ils ont trop de boulot quand ils reviennent », rapporte Lakhdar Ramdani. Et les CHSCT ont, depuis, été supprimés. Plus aucun rapport d’expertise ne viendra tirer la sonnette d’alarme pour protéger la santé des 30 000 agents.
Baignant dans ce stress latent, plusieurs salariés évoquent le dossier de France Télécom/Orange, et des salariés qui se sont suicidés. Une plainte déposée en 2014, par le syndicat CFTC et les parents d’une agente ayant mis fin à ses jours, évoque 17 suicides d’origine professionnelle. Aucun décompte n’a eu lieu depuis, notent des journalistes dans un ouvrage consacré à la souffrance au travail à Pôle emploi [3]. Elles citent néanmoins une source syndicale qui parle de dizaines de suicides et tentatives de suicide entre 2012 et 2013 « Je me sens très inquiet pour mes anciens collègues, glisse Benoît. Je sais combien c’est difficile alors même que je suis marié, que j’ai une famille sur laquelle m’appuyer. Mais je pense à toutes ces femmes seules, mères célibataires, il y en a beaucoup à Pôle emploi. »
« Beaucoup de collègues sont malades. Dans certaines agences, le taux d’arrêts est alarmant »
« Nous avons beaucoup de collègues malades. Dans certaines agences, le taux d’arrêts est alarmant », avertit Catherine Barbier. « L’absentéisme constitue un indicateur fort de la qualité de vie au travail, admet la direction interrogée par Basta !, ajoutant être « fortement engagée dans une démarche de prévention » de cet absentéisme. De quelle manière ? Mystère. Aucune précision ne nous a été donnée. « Ils refusent de parler de front de ce sujet, tempête Chantal Rublon. On les comprend. Plus le taux d’absentéisme est élevé, plus l’organisation du travail est remise en cause. » « Chez nous, on ne parle pas de ce qui ne va pas, appuie Gilles Durand, travaillant au service Contentieux, et syndiqué chez Sud. La culture du déni est très forte. »
« 79 % des agents de Pôle emploi déclarent être fiers de travailler au sein de l’établissement et 77 % des agents ont confiance dans l’avenir de Pôle emploi », se réjouit la direction. Citant une enquête réalisée après le confinement, la direction conclut à « l’adhésion des agents aux orientations engagées depuis huit ans par Pôle emploi ». Problème : les agents contactés n’ont aucun souvenir d’avoir répondu à une quelconque enquête sur le sujet. « Le dernier questionnaire que l’on a eu portait sur la façon dont on avait vécu le travail pendant le confinement, pas du tout sur les orientations de Pôle emploi, dont nous ne discutons jamais... »
Flicage et infantilisation
« Les seuls espaces de transgression qui nous restent sont les temps d’entretien, remarque Erwan. Mais là aussi, ils tentent de nous fliquer, de nous déposséder de notre travail, notamment avec les ORT (observation de la relation de travail, ndlr). » Derrière cet acronyme, se cache une scène peu confortable : un responsable hiérarchique, qui décide de vos augmentations éventuelles et de vos dates de vacances, se poste dans votre bureau et assiste à l’entretien mené avec un demandeur d’emploi. Difficile, évidemment, d’être à l’aise. Et impossible d’expliquer aux chômeurs comment être plus malin qu’un système qui cherche à les piéger pour qu’ils soient radiés. « Sur une même année, on peut être amené à être évalué deux ou trois fois par son supérieur hiérarchique, sans qu’il ne maîtrise nécessairement l’activité qu’il est censé observer », précise Erwan.
Cette infantilisation opère dans d’autres « propositions » de management qui, sous couvert de dialogues, sont en fait imposées aux agent.es. « À la place des échanges spontanés qui pouvaient avoir lieu autour de la machine à café, ils organisent des réunions planifiées de convivialité », grince un agent. Comme si la convivialité pouvait se décréter. Il arrive aussi que les salariés soient invités à participer à une grande chasse aux œufs de Pâques avec leurs familles, ou à une galette des rois collective. « Parfois, ce sont les collègues eux-mêmes qui organisent ces temps, dit Erwan. On a une réunion le matin et l’après midi, ils programment un "escape game". C’est évidemment très compliqué de dire non. »
Pour échapper à ces pressions, beaucoup de conseillers se tournent vers le télétravail. « C’est une façon de se protéger, dit Pauline, rencontrée lors d’une journée de formation. Je suis moins sollicitée, je suis plus au calme. » En Bretagne, avant la crise sanitaire du Covid-19, près d’un tiers des conseillers avaient formulé une demande de télétravail. Une partie des 30 000 conseillers passés en télétravail pendant le confinement éprouve une peur panique de revenir en agence.
Certains agents choisissent le temps partiel, pour pouvoir respirer, ou bien ils partent en formation, choisissent de se réorienter, signent des ruptures conventionnelles. « Chacun essaie de sauver sa peau, relève Catherine Barbier. Il faut bien trouver une solution pour le mal-être qu’on ressent au travail à cause de conflits de valeur insupportables. » Dépité, Lakhdar Ramdani conclut : « Les conditions pour rendre réellement service aux demandeurs d’emploi ont disparu. Dès lors, pourquoi rester, se demandent les collègues. » Mais ceux et celles qui restent s’inquiètent : si tout le monde quitte le navire, qui va s’occuper des demandeurs et demandeuses d’emploi ?
Nolwenn Weiler